Par Uri Avnery (revue de presse: france-palestine.org - Gush Shalom – 14/11/14)*
Si l’État islamique avait atteint les frontières d’Israël cette semaine, personne dans le pays ne s’en serait rendu compte. Israël était rivé à un drame de Cour de justice.
Là, dans le tribunal du district de Jérusalem, l’ancien Premier ministre Ehoud Olmert se trouvait face à sa secrétaire d’autrefois, Shula Zaken. Personne ne pouvait les quitter des yeux. C’était du feuilleton à l’eau de rose.
SHULA ÉTAIT une jeune fille de 17 ans lorsqu’elle rencontra pour première fois Ehoud. Lui était un jeune avocat et elle une nouvelle secrétaire dans le même cabinet.
Depuis lors, pendant plus de 40 ans, Shula fut l’ombre d’Ehoud, une secrétaire d’une loyauté à toute épreuve qui suivait son ambitieux patron d’étape en étape – maire de Jérusalem, puis ministre du Commerce et Premier ministre pour finir. Elle fut son associée la plus proche, sa confidente, tout.
Et puis, tout explosa. Olmert fut accusé de plusieurs grosses affaires de corruption et dut démissionner. Depuis des années maintenant, il fréquente les tribunaux et il figure dans les émissions de télévision sur les affaires judiciaires. Shula Zaken, aujourd’hui une matrone de 57 ans plutôt forte, est sa co-accusée. Elle l’a soutenu contre vents et marées, jusqu’à ce que dans ses dépositions il l’accuse de tous les torts. Shula fut envoyée en prison pour 11 mois. Ehoud fut acquitté (une fois de plus).
Cela marqua un tournant. Il apparut que, pendant des années, la dévouée secrétaire avait enregistré ses conversations privées avec le patron. Selon elle parce qu’elle ne pouvait pas vivre sans avoir la possibilité d’entendre sa voix à tout moment. D’autres y voient une forme d’assurance vie.
Et en effet, cette semaine, après que Shula eut passé un accord avec l’accusation, le tribunal écouta tout un tas d’enregistrements, qui pourraient bien envoyer Olmert en prison pour de longues années.
Le drame entre ces deux personnages était passionnant. Il faisait la une des informations, marginalisant presque tout le reste. Peu de gens se préoccupaient de l’importance réelle de l’affaire.
Les enregistrements témoignent d’un climat généralisé de corruption au plus haut niveau du gouvernement. Les gros pots-de vin étaient monnaie courante. Les relations entre les gros hommes d’affaires et le Premier ministre étaient si intimes que celui-ci pouvait demander à n’importe lequel d’entre eux par téléphone de virer des dizaines de milliers de dollars à sa secrétaire pour financer sa vie de luxe personnelle et ensuite acheter le silence de celle-ci.
Les enregistrements ne révèlent pas ce que les ultra-riches obtinrent retour. On ne peut que faire des suppositions.
Il semble que la même symbiose entre de hautes personnalités politiques et les “nantis” (le synonyme américains de “bourrés de fric”) prévale aux États-Unis. À cet égard, aussi, les similitudes entre les deux pays ne cessent de croître. Nous avons vraiment des valeurs communes – les valeurs du très petit groupe de ploutocrates qui emploient les hautes personnalités politiques dans les deux pays.
PENDANT QUE TOUT LE MONDE a les yeux tournés vers ce qui se passe au tribunal, qui est là pour surveiller ce qui se passe au-delà de nos frontières ?
Il y a quelque 2400 ans, les Gaulois s’apprêtaient à attaquer Rome de nuit par surprise. La ville fut sauvée par les oies du Capitole qui firent un tel vacarme que les habitants furent réveillés à temps.
Nous n’avons ni Capitole ni oies pour nous avertir, seulement quelques services de renseignement qui ont à leur actif un grand nombre d’échecs.
L’État Islamique est loin. Nous avons une flopée d’ennemis qui sont bien plus près : le Hamas, Mahmoud Abbas, les “Palestiniens”, les “Arabes”, le Hezbollah, et – un peu plus loin – “la Bombe” (connue aussi sous le nom d’Iran).
À mon avis aucun d’eux ne présente un danger existentiel pour nous. L’État Islamique oui.
COMME JE l’ai déjà dit, l’État Islamique ne représente aucun danger militaire. Les généraux actuels et ceux d’avant qui élaborent la politique d’Israël se contentent de sourire quand on évoque ce “danger”. Quelques dizaines de milliers de combattants dotés d’un armement léger face à l’énorme puissance militaire israélienne ? Ridicule.
Et c’est vraiment la réalité. En termes militaires.
Les Israéliens, comme les Américains, sont des gens pragmatiques. Ils accordent peu d’importance au pouvoir des idées. Ils pensent comme Staline qui, mis en garde au sujet du pape, demanda : “Combien a-t-il de divisions ?”
Ce sont les idées qui changent le monde. Comme celles du Moïse légendaire. De Jésus de Nazareth. De Mahomet. De Karl Marx. De combien de divisions Lénine disposait-il lorsqu’il a traversé l’Allemagne dans un wagon plombé ?
L’État islamique a dans l’idée qu’il peut faire le ménage dans la région : faire ce qu’avait fait Mahomet, pour restaurer le califat qui exerça son pouvoir de l’Espagne à l’Inde, pour supprimer les frontières artificielles qui divisent le monde de l’Islam, pour chasser les dirigeants arabes pitoyables et corrompus, pour éliminer les infidèles (y compris nous).
Pour des millions et des millions de jeunes musulmans, dans leurs États faibles, impuissants et pauvres, voilà une idée qui leur permet de redresser le dos et de bomber le torse.
On ne peut pas détecter les idées avec des drones espions. On ne peut pas les éliminer par des bombardements massifs. La conviction américaine selon laquelle vous pouvez résoudre des problèmes historiques par des bombardements aériens est une illusion primaire.
C’EST une vieille complainte israélienne que de dire qu’à chaque fois que quelque chose va mal dans notre région on accuse toujours Israël. Prenez Sabra et Chatila. Comme a protesté alors notre chef d’état-major : “Des goyim tuent des goyim et on accuse les Juifs.”
Une fois de plus. L’État islamique n’a rien à voir avec nous. C’est une affaire purement islamique. Et pourtant beaucoup accusent Israël.
Pourtant, cette fois l’accusation n’est pas sans fondement. Israël se considère comme une ile dans la région, la célèbre “villa dans la jungle”. Mais c’est prendre ses désirs pour la réalité. Israël est situé en plein dans la région, et que nous le voulions ou non, tout ce que nous faisons ou ne faisons pas a un impact énorme sur tous les pays qui nous entourent.
Les succès étonnant de l’État Islamique sont la conséquence directe de la frustration et de l’humiliation générales que ressent la nouvelle génération arabe affrontée à notre supériorité militaire. L’oppression que subissent les Palestiniens est ressentie par tous dans le monde arabe.
(Hier je suis tombé à la télévision sur un vieux film saoudien montrant un lycéen puni par son professeur pour avoir enfourché une bicyclette. La punition était une amende “pour nos frères palestiniens”. Le film n’avait absolument rien à voir avec la Palestine.)
Si Israël n’existait pas, l’État Islamique aurait dû l’inventer.
En effet, quelqu’un porté sur les théories de conspiration pourrait bien arriver à la conviction que Benjamin Nétanyahou et ses laquais sont des agents de l’État islamique. Y a-t-il une autre explication raisonnable à leurs actes ?
L’un des principaux arguments de l’État islamique est que le combat contre Israël est une guerre religieuse, avec pour centre le Noble Sanctuaire de Jérusalem.
Cela fait des mois maintenant qu’un groupe de zélotes a soulevé une tempête à Jérusalem en plaidant pour la construction du Troisième Temple juif sur le site des deux sanctuaires de l’islam – le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa. Ce groupe est toléré et même encouragé par la police et le gouvernement, et il fait l’actualité quotidienne.
Le Noble Sanctuaire (ou Mont du Temple) est l’un des lieux les plus sensibles du monde. Quelle personne sensée remettrait en question le statu quo pour permettre aux Juifs d’y prier, transformant ainsi un conflit politique en conflit religieux, exactement ce que souhaite l’État islamique ?
Ces jours-ci, de violentes manifestations dans Jérusalem-est annexée ont lieu quotidiennement. Le gouvernement vient de promulguer une loi qui permet d’emprisonner pour neuf ans des adolescents palestiniens lanceurs de pierres. Ce n’est pas une faute de frappe : des années, pas des mois.
La récente guerre de Gaza a remué des sentiments dans l’ensemble du monde arabe. Les pertes humaines et matérielles subies par la population palestinienne restent immenses, comme la colère de toute la région. Qui en profite ? L’État islamique.
Et ainsi de suite. Un flot permanent d’actions et de méfaits conçus pour nuire aux Palestiniens, à tous les Arabes et à l’ensemble du monde musulman. De quoi alimenter la propagande de l’État islamique.
POURQUOI, POUR l’amour de Dieu, nos hommes politiques agissent-ils ainsi ? Parce qu’ils ne sont que des hommes politiques. La seule chose qui les intéresse c’est de gagner les prochaines élections, des élections qui pourraient intervenir plus tôt que le délai légal. Rabaisser les Arabes est populaire. Et le traditionnel mépris pour tout ce qui est arabe les rend aveugles aux sérieux dangers qui s’annoncent.
L’État islamique pourrait bien marquer le début d’une nouvelle ère dans notre région. Une nouvelle ère impose de réévaluer la réalité. Les ennemis d’hier peuvent très bien devenir les amis d’aujourd’hui et les alliés de demain. Et vice versa.
Si l’État islamique est pour nous le danger existentiel majeur, il nous faut revoir complètement notre politique.
Prenez l’initiative de paix arabe. Depuis maintenant des années elle traîne de côté, comme un papier de sandwich qu’on a jeté. Elle dit que l’ensemble du monde arabe est prêt à reconnaître Israël et à établir des relations normales avec lui, contre la fin de l’occupation et un accord de paix israélo-palestinien complet. Notre gouvernement n’y a même pas répondu. L’occupation et les colonies sont plus importantes.
Est-ce raisonnable ?
La paix avec la Palestine sur la base de l’initiative de paix pan-arabe priverait sérieusement de vent les voiles de l’État islamique.
Si l’État islamique est aujourd’hui notre principal ennemi, les ennemis d’hier deviennent des alliés potentiels. Même l’abominable Bachar al-Assad. Certainement l’Iran, le Hezbollah et le Hamas. Israël doit reconsidérer son attitude à l’égard d’eux tous.
Lorsque l’invasion mongole anéantit l’Irak en 1260 et menaça l’ensemble du monde arabe, l’État des Croisés ouvrit ses portes pour laisser passer l’armée musulmane et lui permettre de marcher sur Ain Jalut dans la vallée de Jezréel où elle écrasa les Mongols dans une bataille qui changea le cours de l’histoire.
SEUL UN Israël faisant la paix avec la Palestine peut rejoindre une nouvelle union régionale pour affronter l’État islamique, avant qu’il n’engloutisse toute la région.
Un grand homme d’État israélien verrait le défi historique et l’occasion historique – et il la saisirait.
Malheureusement, il n’y a aucun grand homme d’État israélien en vue. Seulement les petits Nétanyahous, qui sont actuellement scotchés à l’histoire d’Ehoud et de Shula.
*Source: http://www.france-palestine.org/L-Etat-islamique-arrive-t-il
Traduction : france-palesine.org
Photo : Uri Avnery avec Yasser Arafat
Version originale: Is ISIS coming ?
Uri Avnery (91 ans) journaliste et militant pacifiste israélien a été membre de l’Irgoun dans sa prime jeunesse (il en a démissionné en 1941). Ancien député, il est cofondateur de Gush Shalom (Bloc de la Paix), une organisation israélienne favorable à la création d’un Etat palestinien. Il a rencontré Yasser Arafat à plusieurs reprises, et se défini comme « post sioniste ».
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