par Gilles Munier (AFI-Flash - 26/1/06)
Le hold up américain sur le pétrole irakien se poursuit non sans difficulté. Les espoirs placés en Ahmed Chalabi qui avait promis monts et merveilles au lobby pétrolier US et aux Israéliens, ont été déçus ; il s’avère que le pipeline qui devait acheminer le brut irakien vers Haïfa est impossible à protéger. De plus, les Arabes et les Turcomans ne se laissent pas expulser facilement de Kirkouk (1).
Le projet néo conservateur de « zone de prospérité » au Proche- Orient financé par l’or noir irakien, dont Israël aurait été le principal bénéficiaire, a été balayé par les réalités. Les Etats-Unis ont bien une solution de rechange, mais elle est toute aussi incertaine. Elle passe en effet par le renversement du Président Bachar Al-Assad et la création d’un Etat kurde au nord de l’Irak.
En mai 2001, l’« Energy Policy Development Group » du Vice-président Dick Cheney a demandé que la « sécurité énergétique » soit une priorité du commerce et de la politique étrangère américaine, justifiant par là au nom d’« intérêts vitaux » la programmation de l’agression contre l’Irak. Depuis, les Etats-Unis sont en guerre… et ils le seront, d’après James Woolsey, directeur de la CIA sous Bill Clinton, « pour plusieurs décades… pour le pétrole » (2). Aujourd’hui, bien que sa production pétrolière soit en chute libre, c’est au tour de la Syrie d’être dans la ligne de mire. Motif : elle est sur le passage des oléoducs kurdes destinés à faire de Haïfa la Rotterdam de la Méditerranée, et ses dirigeants ne sont pas disposés à reconnaître Israël.
Israël et le pétrole irakien
Les dirigeants israéliens rêvent depuis 1948, date la création de l’Etat hébreu, le la réouverture de l’oléoduc Kirkouk-Haïfa. Pour y parvenir ils ont tout essayer, y compris de traiter avec le « diable », c'est-à-dire… avec Saddam Hussein (3).
La fermeture de l’oléoduc Kirkouk-Banyas par la Syrie en 1982, pour soutenir l’Iran en guerre avec l’Irak, donna l’occasion à Yitzhak Shamir de proposer à Bagdad d’exporter son pétrole par Haïfa. Le Président irakien refusa.
Hanan Bar-On, sous-directeur au ministère des Affaires étrangères israélien revient à la charge deux ans plus tard en appuyant la proposition de Bechtel de construire un pipeline Kirkouk-Aqaba qu’un certain Donald Rumsfeld est allé « vendre » en décembre 1983 et mars 1984 à Saddam Hussein. Nouveau refus du Président irakien.
En 1987, Moshe Shahal – ministre israélien de l’Energie – fait étudier cette fois la possibilité d’exporter le pétrole irakien vers Haïfa, mais via le Golan. Le projet est abandonné en raison du déclenchement de guerre du Golfe de 1991.
Il fallu attendre le vote de l’Iraq Liberation Act par Bill Clinton en octobre 1998 pour que la question de l’acheminement du brut irakien revienne à l’ordre du jour. L’opposition à Saddam Hussein est ainsi financée officiellement. Les Israéliens jettent leur dévolu sur Ahmed Chalabi qui a été lâché par la CIA et le Département d’Etat, et qui cherche à relancer sa carrière. Ils l’invitent à Tel Aviv où il s’engage à établir des relations diplomatiques avec Israël s’il arrive au pouvoir, et à rouvrir le pipeline Kirkouk-Haïfa. Son neveu Salem – futur responsable de la débaassification – se lie à Benyamin Netanyahou avec qui il s’entend pour octroyer des compensations aux juifs ayant quitté l’Irak dans les années 50. Le chiffre avancé est de 30 milliards de dollars, montant faramineux devant être payé en pétrole.
Opérations « Shekhinah » et « Matador »
Parallèlement au bombardement de Bagdad en 2003, l’Etat-major US lance l’opération « Shekhinah » (Présence de Dieu, en hébreu) (4) pour s’emparer de la bretelle de l’oléoduc de Haïfa. Des SAS britanniques et australiens, et une compagnie des Forces Spéciales américaines, prennent position près des stations de pompage H1 et H3 situées entre Al-Haditha et la frontière jordanienne. Après le renversement de Saddam Hussein, leurs campements sont transformés en bases militaires. H1 (rebaptisée Haïfa 1), H2 (surnommée « Corean Village ») et H3 (Haïfa 3), sont dotées d’un petit aéroport.
Mais en Irak, rien ne se déroule comme les néo conservateurs l’avaient imaginé. L’étoile d’Ahmed Chalabi décline, son neveu Salem quitte précipitamment Bagdad, accusé de meurtre. L’établissement de relations diplomatiques entre l’Irak et Israël n’est plus à l’ordre du jour. La montée en puissance de la résistance compromet la réfection du pipeline vers Haïfa. Les Israéliens révisent alors leurs plans. Ils misent désormais sur « l’option syrienne », c'est-à-dire le changement de régime à Damas. Deux projets sortent des tiroirs : celui de l’oléoduc Mossoul- Haïfa, et celui de la bretelle reliant le terminal au Kirkouk- Banyas, Elle serait branchée juste après la frontière syrienne ou au niveau de Homs.
En juin 2005, les Américains lancent l’opération « Matador » près de la frontière syrienne, dans la région d’Al-Qaïm, ainsi qu’au nord le long de l’axe Mossoul – Tell Afar – Sindjar. Sous prétexte d’éliminer « Zarqaoui » et ses partisans, ils ratissent les alentours des bases H1, 2 et 3 qui devraient servir en cas d’invasion de la Syrie. La bataille de Tell Afar dirigée contre les Turcomans hostiles à la main mise kurde sur les ressources de leur région, tournera au massacre de civils comme à Falloujah.
Le Kurdistan, 6ème puissance pétrolière mondiale ?
La création d’un Etat kurde au nord de l’Irak fait partie du plan américain « Grand Moyen Orient ». Mais, tout le monde sait qu’un Kurdistan indépendant n’est viable qu’avec Kirkouk, ses champs pétroliers et ses gisements gaziers. Pour Massoud Barzani et Jalal Talabani – les deux chefs kurdes provisoirement réconciliés – les priorités sont donc les suivantes : intégrer la cité pétrolière dans la région kurde, « nettoyer ethniquement » la zone Soulimaniya –Sindjar, et développer la recherche pétrolière.
Pour commencer, les milices kurdes terrorisent les populations indésirables - Arabes, Turcomans, Assyriens, bédouins Chammars – et leur font comprendre qu’elles n’ont pas leur place dans le Kurdistan de demain. Un terrain d’entente est recherché avec les Yézidis, que Barzani considère comme kurdes, mais surtout qui contrôlent les monts Sindjar surplombant le tracé du pipeline Mossoul-Haïfa.
A Kirkouk, l’équilibre ethnique est déjà modifié en prévision du référendum local prévu en décembre 2007 sur l’avenir de la cité. Mais on voit mal comment – autrement que par la violence - les Kurdes pourront expulser les Turcomans du reste de leur région. Ils sont entre 2 et 3 millions sur un territoire - baptisée Turkmeneli - qui s’étend sur 25 000 km2 de la frontière iranienne – au sud de Halabja - et de Kut jusqu’à Tell Afar (5). La Turquie ne l’accepterait jamais.
Le nouvel Etat kurde, s’il voit le jour, sera la 6ème puissance pétrolière du monde… C’est du moins ce que disent les experts pétroliers kurdes. Pour y parvenir, la mise en valeur des champs répertoriés par l’Iraq Petroleum Company(IPC) dans les années 50 et 60 (6) est menée au pas de charge, sans concertation avec Bagdad, notamment à Chamchamal (à l’est de Kirkouk), Raq Taq 1 et 2 (près de Koi Sinjak), et Demir Daagh (à 15 km au nord ouest d’Erbil).
Dès mai 2003, Jalal Talabani qui contrôle la région de Soulimaniya, avait autorisé Petoil et General Energy – deux sociétés turques – à s’installer à Taq Taq. Depuis, elles se sont associées au groupe kurde Eagle et à Heritage Oil Corporation - une société canadienne dirigée par Micael Gulbenkian, le petit fils du légendaire Callouste Gulbenkian, surnommé « Monsieur 5% » - pour étendre leurs recherches. En novembre 2005, une nouvelle étape a été franchie quand Massoud Barzani a donné à la société norvégienne DNO l’autorisation de prospecter à Tawuke, un champ qui s’étend sur une quarantaine de kilomètres à l’est de Zakho, et qui est considéré comme très prometteur.
La menace brandie par Hussein Al-Sharistani (6), conseiller de l’ayatollah Sistani et porte parole de l’ « Assemblée nationale », de considérer comme sans valeur les contrats de prospection et de production signés sans l’accord du ministère irakien du Pétrole (7), laisse Jalal Talabani, par ailleurs « Président » de la République, totalement indifférent : il sait qu’il bénéficie du soutien officieux des Etats-Unis et d’Israël.
Déstabiliser la Syrie
La campagne de déstabilisation de la Syrie s’explique mieux quand on prend en considération les plans américano-israéliens d’acheminement du pétrole irakien. La position de la France aussi. Comme en Afghanistan, où l’enjeu réel de la guerre était le passage d’un pipeline, les Etats-Unis veulent installer au pouvoir à Damas un régime allié, c'est-à-dire permettant l’alimentation du terminal de Haïfa en pétrole « kurde ».
Dans ce contexte, on est en droit de se demander si le pétrole est totalement étranger à l’assassinat de Rafic Hariri. Une bretelle du Kirkouk-Banyas a pour terminal Tripoli, où les Américains veulent construire une base militaire stratégique. On sait que l’ancien Premier ministre libanais était hostile au projet (8). Le cheikh Abdel Amir Kabalan, vice-président du Conseil supérieur chiite du Liban, a eu raison de dire au Juge belge Serge Brammertz, successeur de Detlev Mehlis, d’«ouvrir tous les dossiers et dans toutes les directions, sans que l’enquête ne porte sur une seule partie » (9).
(26/1/06)
Notes :
(1) La poudrière de Kirkouk, par Gilles Munier (AFI-Flash n°40 – 27/1/05)
(2) Report on the Annual Policy Forum of The American Council On Renewable Energy (ACORE)
(3) The Pipeline to Haifa, Israeli Minister Dreams of Iraqi Oil par Akiva Eldar (Avril 2001)
http://www.counterpunch.org/eldar04012003.html
(4) L’opération était inspirée d’un projet israélien ajourné en 2001. C’est la raison pour laquelle son nom de code est tiré de la Torah, rappelant la « Shekhinah » qui serait remontée aux cieux lors de la destruction du Temple de Jérusalem par le roi mésopotamien Nabuchodonosor en 567 avant JC.
(5) Lettre du Docteur Hassan Aydenly - Président du Comité de Défense des Droits des Turkmènes irakiens -au journal « Le Monde ». http://members.lycos.nl/soitum/Le_monde.pdf
(8) Mais qui a assassiné Rafic Hariri? par Gilles Munier (AFI-Flash n°42 – 21/2/05)