par Abdel Bari Atwan
directeur d’Al Quds al-Arabi (1er mai 2008)
Je n’ai jamais rencontré monsieur Tarek Aziz, ex vice-Premier ministre et ministre des Affaires Etrangères irakien. Nous n’avons pas eu de contact téléphonique ou autre, comme avec tous les précédents responsables irakiens, même si, en raison de sa vaste culture et de ses fonctions de ministre de l’Information et de la Culture pendant plusieurs années, cet homme avait instauré de solides relations avec des dizaines, voire des centaines d’écrivains, de journalistes et d’intellectuels. Je ne le connaissais pas mais j’avoue que j’ai éprouvé un sentiment d’humiliation et une vive souffrance à voir cet homme dans le box des accusés, sous le coup d’une accusation mensongère - le meurtre de quarante commerçants -, devant un tribunal de comédie, révélant à quel point dans le nouvel Irak américain, les valeurs et la morale étaient en faillite, sinon complètement abolies.
Monsieur Aziz n’a pas tué une mouche de sa vie, dans le cadredu pouvoir ou en dehors, parce qu’il n’a exercé aucune fonction exécutive; il a toujours représenté le visage civilisé non seulement du régime, mais de l’Irak entier, dans toute sa diversité, car c’était un homme connu pour son immense civilité, sa vaste culture, la qualité de son expression, sa douceur de caractère, qui imposaient le respect à tous, amis ou ennemis. Excellent orateur, il défendait, au cours des réunions internationales, les causes de la nation arabe et la souveraineté de l’Irak, dans un anglais parfait. Les nouveaux dirigeants de l’Irak ne possèdent pas la moindre de ses qualités, ils ne connaissent que la langue du meurtre, de l’effusion de sang, de la purification ethnique en Irak, et c’est peut-être pour cela qu’ils ont voulu le juger et éventuellement le condamner à mort.
Ce n’est pas ces gens-là que nous blâmons, car leur caractère malfaisant, leur obscénité sont devenus évidents ; les Irakiens et nous avons tous constaté les catastrophes qui ont frappé l’Irak à cause d’eux; c’est le monde occidental que nous blâmons: hypocrite, il nous rebat les oreilles depuis plus de cinquante ans avec la démocratie, les droits de l’homme, la justice indépendante, le voilà qui se tait quand un homme malade est mis au secret pendant plus de cinq ans, sans procès, pour finir par accepter qu’il soit jugé, sur une accusation dont il sait très bien qu’elle est falsifiée et mensongère, au même titre que les armes de destruction massive.
Ce n’est pas monsieur Tarek Aziz qui mérite de se tenir dans le box des accusés, mais tous les individus du groupe qui - avant et après - ont été complices de l’occupation américaine et lui ont fourni une couverture légale pour tuer un million et demi d’Irakiens innocents, en déplacer cinq millions d’autres, faire des Irakiens qui restent un champ d’expérimentation pour différentes armes de destruction américaines et les priver des services élémentaires.
Monsieur Tarek Aziz n’a pas comploté avec les ennemis pour livrer le territoire de son pays à l’invasion, il ne l’a pas transformé en fosse commune, ce n’est pas grâce à lui que l’Irak figure au premier rang des pays les plus corrompus au monde. Il n’a ni pillé ni participé au pillage de 84 milliards de dollars grâce auxquels les personnalités de l’Irak nouveau et leurs familles se prélassent dans les capitales européennes. Le problème de monsieur Aziz, c’est que c’est un homme exemplaire pour sa loyauté envers sa patrie : il a refusé de fuir et de s’exiler vers un lieu sûr, alors qu’il le pouvait et y était invité, comme il a refusé toutes les offres et les incitations à coopérer avec l’occupation, contre son Président, ses compagnons et sa famille ; il a refusé de renier ses valeurs, ses principes et sa morale, et a préféré rester derrière les barreaux, endurant la maladie, l’enfermement et les outrages des geôliers américains, plutôt que d’être remis en liberté, déshonoré par une accusation de trahison et de complot.
Curieusement, ceux qui parlent de tribunaux justes et de loi souveraine, n’ont engagé de poursuite contre aucun des meurtriers qui ont coupé les têtes, les ont trouées à la perceuse, ou contre ceux qui ont volé l’argent public, ou transformé les sous-sols du Ministère de l’Intérieur en cellules de tortures et de mises à mort. Leur justice est truquée, confessionnelle, politique, elle est au service de l’occupation et des dirigeants qui collaborent avec l’occupation; il n’y a qu’à se reporter aux propos de monsieur Moaffaq al-Roubaï, conseiller à la sécurité nationale (quelle sécurité ?) lors d’une interview: c’est lui, dit-il, qui a demandé à la famille al-Khoei de relancer la question du mandat d’amener visant Moqtada Sadr afin qu’il soit poursuivi pour le meurtre de monsieur Majid al-Khoei, au retour de son exil londonien. Pourquoi avoir gelé ce procès et demandé qu’il soit de nouveau à l’ordre du jour ?
En tout point, ils sont un mauvais exemple, ceux qui ont promis d’apporter aux Irakiens la paix et la sécurité, le bien-être économique, et ce qu’il y a de mieux en matière de justice équitable et indépendante. Nous n’avons pas été surpris quand le juge Raouf Abdel Rahman, qui a prononcé la condamnation à mort du Président Saddam Hussein, lors du procès de Dujail, a reconnu que l’exécution du verdict n’avait pas été civilisée, qu’elle était arriérée, et que la loi irakienne, depuis la fondation de l’état irakien, ne prévoyait nullement pareille mise à mort, publiquement, un jour de fête et de festivité nationale, les jours de fêtes étant placés sous le signe de l’affection et de la réconciliation, et non de l’anéantissement.
Si monsieur Raouf reconnaît que ces agissements sont étrangers à la loi irakienne, donc à toute loi en vigueur, pourquoi accepte-t-il de présider à nouveau un tribunal de farce, après avoir vu, comme des centaines de millions de gens, l’exécution criminelle et barbare d’un président irakien qui a préservé, pendant plus de trente ans, l’unité, l’indépendance, la sécurité de l’Irak et érigé une nation forte et respectée ? Nous le reconnaissions naguère, ce n’était pas un démocrate et il a commis de nombreux excès envers ses adversaires; mais est-ce que monsieur Maliki et ses collègues au pouvoir lancent des roses, du myrte et du riz sur les partisans de Sadr et sur ceux qui, à leurs yeux, commettent le crime de demander la fin de l’occupation américaine? A-t-il traité les insurgés de Bassorah sans commettre de massacre ni de destruction, sans recourir aux chars américains pour les écraser ? Pour finir, nous demandons à monsieur Maliki et à ses collègues : ont-ils déféré plus de 500 membres de l’organisation chiite salafiste des Soldats du Ciel devant un tribunal équitable ? ou se sont-ils empressés de tous les anéantir le jour de l’Achoura et de les ensevelir dans une fosse commune ? Monsieur Moaffaq al-Roubaï a dévoilé une fois encore la nature du système judiciaire et de ses exécutants lorsqu’il est revenu sur le récit qu’il avait fait sur CNN de l’exécution du Président Saddam Hussein, le décrivant comme abattu. Le même monsieur Roubaï déclare dans une interview à la presse que le Président irakien lui a dit : « N’aie pas peur !». Nous comprenons que c’est lui qui avait peur, et non cet homme fier, qui s’avançait d’un pas sûr vers la guillotine, plein d’une extraordinaire assurance, récusant les témoignages, convaincu de l’arabité de l’Irak et de la victoire de la Palestine arabe. Ajoutons que monsieur Roubaï a reconnu également que les gardiens de la justice s’étaient livrés à des actes choquants sur le cadavre du Président après son exécution, actes qu’il désavoue tout en se gardant bien de les rappeler.
Monsieur Tarek Aziz appartient à une autre époque, à un autre Irak, l’Irak noble, authentique, indépendant, l’Irak non confessionnel, où coexistent différentes croyances et ethnies, l’Irak du temps où les Irakiens dormaient les portes grandes ouvertes. Dans cet Irak, le peuple recevait de façon égalitaire sa ration alimentaire au début de chaque mois, sans diminution ni retard, en dépit du blocus féroce; dans cet Irak, les maisons étaient abondamment fournies en eau et en électricité, les services de base étaient assurés et, dans les morgues des hôpitaux, il n’y avait pas de cadavres non identifiés et défigurés par la torture.
Alors qu’il supervisait lui-même la répartition des bons de pétrole (dans le cadre de la résolution « pétrole contre nourriture », ndt), le seul honneur qu’en retirait monsieur Aziz, c’est que sa famille vivotait dans la capitale jordanienne; lorsque son fils Ziyad, soupçonné de corruption a été arrêté, il n’est pas du tout intervenu auprès du président Saddam Hussein, son ami intime, contrairement aux familles des nouveaux dirigeants de l’Irak qui vivent dans le luxe grâce aux milliards qu’ils ont volés, parfois après avoir occupé quelques mois seulement des postes ministériels. C’est que pour eux l’Irak est une affaire transitoire, qui consiste à piller le plus possible de richesses avant de retourner rapidement en Europe où ils vivaient en exil depuis longtemps, se lamentant, faisant porter au régime précédent la responsabilité de leur départ, nostalgiques de Bagdad, ses terrasses et ses splendides nuits de lune. Si j’avais un conseil à donner à l’avocat de Tarek Aziz, ce serait de s’imposer un silence total, en signe de mépris pour ce tribunal, ses juges, ses témoins et ses invités, parce que cet homme ne peut être accusé, il n’a commis aucun crime ni délit. Ce sont eux les accusés. C’est un homme de trop de valeur pour plaider sa cause devant ceux qui ne sont rien d’autre que les instruments de l’occupation américaine, dont ils essaient d’embellir le visage monstrueux. Ces gens-là et leurs maîtres redoutent même les prisonniers et ne sont pas capables de juger un seul des soldats qui, au service d’une société de sécurité américaine, ont tué des dizaines d’Irakiens et violé nombre d’Irakiennes.
Monsieur Tarek Aziz n’a pas besoin d’avocat pour le défendre devant une justice corrompue, vénale, dépourvue de légitimité, il est trop honnête pour que cette justice l’innocente. Sa mise en accusation est le plus grand des hommages, car il restera noble, et eux ignobles.
Traduction : Anne-Marie Luginbuhl