Par Hicham Mourad (revue de presse: Al Ahram - hebdo - 15.5/13)*
Depuis l’accession au pouvoir le 30 juin du président islamiste Mohamad Morsi, issu des Frères musulmans, un scepticisme s’est installé dans les rapports entre l’Egypte et l’Arabie saoudite, chef de file des monarchies pétrolières du Golfe. Bien que le nouveau régime égyptien ait d’emblée affiché sa volonté de poursuivre l’alliance qui s’était forgée entre Le Caire et Riyad dans les années Moubarak, les dirigeants saoudiens, malgré les aides économiques offertes et les formules diplomatiques utilisées, se montraient pour le moins circonspects vis-à-vis des nouveaux maîtres de l’Egypte.
Le chef d’Etat égyptien a réservé sa première visite à l’étranger à l’Arabie saoudite, en juillet dernier. Il a tenu à l’occasion à souligner que son pays ne cherche pas à « exporter » sa révolution en dehors de ses frontières. Le message était double : l’Egypte ne s’efforcera pas d’encourager les oppositions dans les pays voisins en vue de renverser les régimes politiques en place, ni d’apporter son soutien à l’installation de régimes islamistes, issus des Frères musulmans. Ces assurances n’ont visiblement pas suffit à apaiser les inquiétudes de la famille royale saoudienne ni sur les intentions de la confrérie, ni sur la tournure que prendra l’évolution de la situation politique en Egypte.
La position de Riyad a quelque peu surpris, étant donné le soutien apporté par la famille régnante d’AlSaoud aux Frères musulmans et aux mouvements islamistes arabes en général, depuis l’époque où l’ancien président Gamal Abdel-Nasser, dans les années 1950 et 60, tentait par son activisme en politique étrangère d’exporter le socialisme et le nationalisme arabe, hostile à l’Occident, vers le monde arabe. L’aide de l’Arabie saoudite à la confrérie a pris des formes diverses, dont l’asile politique accordé aux membres des Frères musulmans égyptiens, ainsi que le financement de la création d’organisations caritatives islamiques, dans lesquelles les Frères musulmans jouaient un rôle majeur, comme la Ligue islamique mondiale, fondée à La Mecque en 1962, et l’Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane, créée à Jeddah en 1972.
Bien que l’Arabie saoudite adopte le wahhabisme — une forme du salafisme austère, puritaine épurée et rigoureuse — en tant que doctrine religieuse, elle soutenait le mouvement des Frères musulmans — dont la doctrine, plus souple, cherche à concilier tradition islamique et expérience politique occidentale — pour contrer le socialisme et le nassérisme dans le monde arabe.
L’Arabie saoudite a continué son soutien même après la disparition de Nasser, tant que les Frères musulmans servaient ses intérêts à combattre les forces libérales et laïques et à soutenir le rôle de la religion en politique. Elle les utilisait en tant qu’outil de sa politique étrangère.
Cette alliance de circonstance n’empêche pas que la famille d’AlSaoud voyait la confrérie et sa doctrine avec scepticisme. La circonspection de Riyad a commencé tôt, vers la fin des années 1940, lorsque les Frères musulmans ont entamé leur expansion en dehors de l’Egypte et se sont établis dans plusieurs pays arabes. La famille d’AlSaoud voyait dans la formule activiste et « républicaine » de l’islamisme défendue par la confrérie une menace pour la formule monarchique absolue établie en Arabie saoudite et qui prône l’obéissance populaire et prohibe la révolte contre le régime en place. A l’époque, le fondateur du mouvement, Hassan Al-Banna, a demandé au roi Abdel-Aziz Al-Saoud la permission d’ouvrir une branche de la confrérie en Arabie saoudite, mais le fondateur de la monarchie saoudienne, qui interdit toute formation politique, a poliment refusé. N’empêche que les Frères musulmans ont pu répandre leur doctrine dans la péninsule arabique, notamment à travers l’immigration de membres de la confrérie qui fuyaient le régime nassérien.
La première vraie secousse qui a frappé les rapports entre Riyad et la confrérie a eu lieu à la suite de l’invasion iraqienne du Koweït en 1990. Alors que l’Arabie saoudite a sollicité les Etats-Unis pour libérer l’émirat occupé et pour assurer sa propre sécurité contre les menaces de Saddam Hussein, les Frères musulmans ont affiché leur opposition à toute intervention occidentale. Une position interprétée comme de l’ingratitude. A la suite de la libération du Koweït en 1991, l’Arabie saoudite a témoigné de l’apparition du premier mouvement d’opposition, Al-Sahwa (renaissance), qui contestait tout au long des années 1990 la monarchie absolue des Al-Saoud et réclamait des réformes politiques. Certains dirigeants saoudiens accusaient la confrérie d’être l’inspiratrice d’Al-Sahwa.
Le deuxième choc, plus violent, subi par les relations confrérie/Arabie saoudite est intervenu à la suite des attaques du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. 15 des 19 assaillants étaient des Saoudiens. Une partie des dirigeants saoudiens faisait porter la responsabilité de cette « déviation » de certains jeunes saoudiens sur l’activisme doctrinaire défendu par les Frères musulmans, notamment par leur plus célèbre idéologue, Sayed Qotb, pendu par le régime nassérien en 1966. Le ministre saoudien de l’Intérieur de l’époque et prince héritier d’octobre 2011 jusqu’à son décès le 16 juin 2012, Nayef Bin Abdel-Aziz, a accusé en 2002 les Frères musulmans d’être à l’origine de la plupart des problèmes du monde arabe. Ils ont « fait beaucoup de mal à l’Arabie saoudite (…) Tous nos problèmes proviennent des Frères musulmans (…) Les Frères musulmans ont détruit le monde arabe », a-t-il asséné.
Le danger perçu par la famille d’Al-Saoud du côté des Frères musulmans restait toutefois virtuel, ou éloigné, tant que ceux-ci étaient dans l’opposition. Leur arrivée au pouvoir en Egypte et en Tunisie, à la faveur de soulèvements populaires inattendus, a complètement changé la donne. Ils pourraient accéder demain également au pouvoir en Syrie. D’où l’attitude pour le moins réservée des autorités saoudiennes vis-à-vis du nouveau régime en Egypte. Riyad craint que cette ascension au pouvoir n’encourage une opposition islamiste inspirée de la confrérie à reprendre du service à l’intérieur du Royaume. L’arrestation aux Emirats arabes unis, fin 2012, de 11 Egyptiens accusés d’avoir formé une cellule appartenant aux Frères musulmans en vue d’aider la branche locale de la confrérie à renverser le régime en place, n’a fait que renforcer ces craintes.
Mais loin des supposés complots contre les monarchies du Golfe, la famille régnante en Arabie perçoit la confrérie et sa doctrine comme un rival idéologique au wahhabisme — car basé également sur la religion — qui risque de s’étendre et de semer la discorde au sein du Royaume, voire de menacer à terme la monarchie. Il n’est pas surprenant dans ce contexte que plusieurs informations aient fait état d’un soutien financier saoudien au courant salafiste égyptien lors des dernières élections parlementaires, fin 2011. La perception du danger prend également une dimension régionale, puisque certains dirigeants saoudiens redoutent la montée en puissance d’une alliance entre l’Egypte, la Turquie et le Qatar — seul Etat du Golfe à entretenir des liens étroits avec les Frères musulmans — qui risque de réduire l’influence régionale prépondérante qu’avait exercé l’Arabie saoudite à travers son alliance avec l’Egypte de Moubarak et la Syrie de Bachar Al-Assad .
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