Par Ylenia Gostoli (revue de presse : pourlapalestine.be – 12/5/17)*
L’Italie, Israël, la Grèce et Chypre se sont engagés, au début du mois d’avril, à faire avancer un projet commun de gazoduc sous-marin, qui devrait être le plus long du monde, reliant la Méditerranée orientale au sud de l’Europe, avec le soutien financier de l’Union Européenne.
Cet accord israélo-européen ayant pour but de faire d’Israël un important exportateur d’énergie en Méditerranée fait l’objet de vives critiques de la part des Palestiniens, encore exacerbées par le fait que la bande de Gaza assiégée souffre d’une crise d’énergie chronique qui paralyse son économie et réduit une grande partie de la population à la misère.
Les ministres de l’énergie d’Israël, de la Grèce, de l’Italie et de Chypre, ainsi que le Commissaire de l’Union Européenne pour l’action climatique et l’énergie, Miguel Arias Canete, ont signé une déclaration commune pour construire un pipeline qui amènerait le gaz naturel récemment découvert, depuis Israël et Chypre vers l’Italie et le marché européen par l’intermédiaire de la Grèce.
Shahan Jabarin, le directeur général d’Al-Haq, une association palestinienne de défense des droits humains, a déclaré à Al Jazeera : « L’accord de pipeline entre Israël, l’Italie, Chypre et la Grèce bénéficiera non seulement aux entreprises qui profitent directement de l’occupation du territoire palestinien mais il permettra à Israël de s’assurer de l’approbation tacite de l’Europe pour accentuer son blocus maritime des côtes palestiniennes, et prolonger le conflit armé international qui sévit dans les eaux territoriales de la bande de Gaza. L’expansion de l’industrie israélienne du gaz engendrera une oppression accrue des Palestiniens soumis à l’occupation israélienne. »
Le pipeline, que le ministre israélien Yuval Steinitz a décrit comme « le pipeline sous-marin le plus long et le plus profond du monde », devrait être opérationnel d’ici 2025. Steinitz a salué le projet comme « le début d’une merveilleuse amitié entre quatre pays méditerranéens », et Miguel Arias Canete a noté: « Nous soutenons fermement le développement de cette région et de ces pays d’une manière générale mais aussi parce que ce sont de futurs fournisseurs de gaz ». Canete a toutefois dit qu’il ne pouvait pas prendre d’ « engagements formels », mais il a indiqué qu’il espérait que le projet respecterait toutes les conditions requises pour recevoir des fonds via le mécanisme de soutien au développement d’infrastructures transeuropéennes qui a déjà financé les études de viabilité technique et commerciale du projet.
Qualifié de « projet d’intérêt général » par l’UE, le pipeline a été vendu comme le moyen de pallier la dépendance actuelle du bloc occidental à l’énergie russe et à l’épuisement des réserves de la mer du Nord. Mais les analystes ne sont pas sûrs que ce gaz sera en mesure concurrencer le gaz russe, ni que le projet attirera les investisseurs, du fait des coûts élevés des infrastructures [liés notamment au fait que le gazoduc serait construit à une profondeur allant jusqu’à 3.000 mètres dans les eaux de la Méditerranée – NDLR] conjugués à la baisse des prix du gaz sur le marché international.
Selon Brenda Shaffer, membre du conseil d’administration du Atlantic Council Global Energy Centre, l’accord est l’expression d’objectifs politiques communs aux quatre pays, qui ne se traduiront pas nécessairement en décisions d’investissement de la part des entreprises commerciales.
« Les intérêts et les objectifs des entreprises peuvent être très éloignés des considérations politiques », a déclaré Shaffer à Al Jazeera. « À ce stade, le projet proposé a surtout une finalité politique, c’est loin d’être une réalité commerciale, et il n’est pas certain que la tendance actuelle de la demande de gaz du sud de l’Europe justifie commercialement un projet supplémentaire d’approvisionnement en gaz ».
Elio Ruggeri, directeur général d’IGI Poseidon, la société qui supervise le développement du projet et dont les partenaires incluent la société italienne Edison et la société d’état grecque DEPA, a dit à Al Jazeera que le pipeline atteindrait environ 3.500 km de long et coûterait 5,2 milliards d’euros (5,6 milliards de dollars) jusqu’en Grèce, et 6,2 milliards d’euros pour arriver en Italie. Les ultimes décisions d’investissement seraient prises en 2020, selon Ruggeri.
Le pipeline transporterait le gaz de l’immense champ gazier israélien, Leviathan, dont la découverte en 2010 a fait d’Israël un acteur majeur de la région en matière d’énergie. On estime que Leviathan contient environ 238 milliards de mètres cubes de gaz. Noble Energy, basé au Texas, détient 39,7% du champ, tandis que Delek Drilling et Avner Oil Exploration, toutes deux filiales du groupe israélien Delek, en détiennent chacune 22,7%. La société israélienne Ratio Oil en détient 15 %. Il y a un conflit sur les frontières maritimes, et le Liban affirme que Leviathan se trouve en partie dans les eaux libanaises.
Le premier pays qui a signé l’accord pour acheter le gaz de Leviathan est la Jordanie. Le pays a conclu un accord de fourniture gaz de 10 milliards de dollars avec Israël l’année dernière, au titre duquel Israël fournira 8,5 millions de mètres cubes de gaz à son voisin pendant 15 ans. L’accord a déclenché une vague de protestations populaires en Jordanie parce que les gens considèrent que cet accord augmentera la dépendance jordanienne à Israël et financera l’occupation israélienne des territoires palestiniens.
« Il est impossible d’isoler géographiquement les champs de gaz d’Israël et de faire comme si cela n’avait rien à voir avec le conflit palestinien », a déclaré à Al Jazeera Susan Power, une experte en droit, qui a rédigé, en 2015, un rapport intitulé Annexing Energy publié par Al Haq.
« En 2011, Noble Energy, l’exploitant principal du champ Leviathan, a extrait unilatéralement le gaz d’un champ de gaz palestinien/israélien commun sans l’autorisation palestinienne exigée par le droit international coutumier et les Accords d’Oslo », a-t-elle déclaré, ajoutant que Noble Energy possède également une installation de stockage de gaz, le Mari-B, située à 13 miles marins de la bande de Gaza et reliée par pipeline à Tamar, un champ plus petit que la firme exploite au large de la côte de Haïfa.
« Israël se livre à des opérations maritimes brutales et illégales pour protéger les plates-formes gazières de Noble Energy au large de la bande de Gaza, en attaquant, blessant et tuant des pêcheurs palestiniens qui pêchent à proximité de la zone des six miles nautiques d’eaux territoriales palestiniennes qu’Israël a fermée illégalement », a-t-elle ajouté.
Pendant tout ce temps, Gaza souffre d’une crise de l’électricité et de l’énergie qui s’est encore aggravée au début de l’année. Des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour protester contre les coupures d’électricité qui sont passées de 8 heures à 12 à 18 heures. Le rapport d’Al Haq conclut que si les Palestiniens étaient autorisés à exploiter leurs propres ressources, par exemple le champ gazier qui se situe près du champ Gaza Marine, non seulement leurs besoins énergétiques seraient couverts, mais ils seraient économiquement autosuffisants et libérés des humiliantes chaînes de l’aide internationale.
La seule centrale électrique en fonctionnement alimentée au gaz a fermé récemment, ce qui laisse Gaza avec seulement six heures d’électricité par jour et qui met en danger les services publics essentiels dont les hôpitaux. Le carburant qui avait été acheté, avec l’aide qatarie et turque, pour régler la crise de ce début d’année aggravée par un conflit sur la taxe sur les carburants entre l’autorité de l’électricité à Gaza et l’Autorité palestinienne, est épuisé.
L’accord d’exploitation de Leviathan au profit de Noble Energy et Delek a également fait l’objet d’une enquête antitrust, et d’une action judiciaire auprès de la Cour suprême d’Israël. Les opposants soutiennent que les deux sociétés auraient trop de contrôle sur les réserves de gaz du pays et que l’accord n’est pas dans l’intérêt des consommateurs mais des grandes entreprises.
À l’époque, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, avait défendu l’accord en mettant en avant des considérations géopolitiques et en disant que c’était un investissement pour la sécurité du pays. Depuis la découverte du Leviathan, Israël s’est engagé à négocier des accords d’exportation avec la Turquie et l’Égypte. Ce dernier pays est maintenant inondé de gaz, lui aussi, depuis la découverte en 2015, d’un champ gazier super-géant, Zohr.
« La capacité d’exporter du gaz nous met davantage à l’abri des pressions internationales. Nous ne voulons pas être vulnérables aux boycotts », a dit Netanyahu.
Version originale : Al-Jazeera (23 avril 2017) via Arrêt sur info
Traduction : Marie Staels – Adaptation : Luc Delval