Par MK Bhadrakumar (revue de presse : Le Saker francophone - 21 août 2023)*
Un incident célèbre raconté par Bob Woodward dans son livre « Obama’s Wars » me vient à l’esprit : le président Barack Obama, ignorant les protestations des responsables chinois du protocole, a fait irruption dans une réunion à huis clos des dirigeants chinois, indiens et brésiliens un vendredi après-midi à Copenhague, une semaine avant Noël 2009, lorsque les trois dirigeants des BRIC (c’était avant que l’Afrique du Sud n’adhère et que le groupe ne devienne les BRICS) négociaient en secret une position commune lors des négociations sur le climat, qui étaient sur le point de s’effondrer complètement.
Obama avait souhaité que les trois dirigeants des nations les plus puissantes du « Sud » – et le président sud-africain Jacob Zuma – le rencontrent individuellement plutôt que collectivement, et il était frénétique à l’idée que son stratagème soit renversé. Finalement, Obama a rejoint les quatre dirigeants et les négociations ont abouti à un accord significatif.
Cet incident, survenu six mois seulement après le premier sommet des BRIC à Ekaterinbourg en juin de la même année, a mis en évidence une vérité capitale : même si les signes étaient déjà là indiquant que le déclin de l’Occident avait commencé, personne ne doutait que les États-Unis et l’Europe continueraient à déterminer les caractéristiques de l’économie mondiale et de la politique internationale comme ils le faisaient depuis longtemps.
Aujourd’hui, alors que l’approche de l’Inde à l’égard du prochain sommet des BRICS est devenue un sujet de controverse – avec Reuters faisant même circuler une rumeur mal intentionnée disant que le Premier ministre Narendra Modi ne se rendrait peut-être pas à Johannesburg – ce qui est négligé, c’est qu’il existe une cohérence remarquable dans la conception que l’Inde a du groupe : que les BRICS sont une communauté de puissances révisionnistes qui ne cherchent pas la destruction de l’ordre mondial, mais l’inclusion de leurs intérêts dans cet ordre.
Cependant, le temps ne s’est pas arrêté. La globalisation est moribonde et le système d’institutions internationales qui en constituait le fondement n’est plus inclusif. De fait, la Russie et la Chine sont sous le coup de sanctions américaines. A l’opposé, la relation entre l’Inde et les États-Unis est peut-être à son point culminant de l’histoire – presque une quasi-alliance – et Washington la décrit comme le « partenariat déterminant » du siècle. On peut estimer que les sanctions américaines contre la Chine pourraient même présenter des avantages pour l’Inde. Les liens étroits qui unissent les deux pays et qui sont en préparation pour l’industrie des puces en sont un bon exemple. On peut même soutenir que la vie pourrait s’améliorer en Inde, et que l’élite du pays ne verrait aucune raison d’échanger ses modestes souhaits révisionnistes contre une restructuration des plus fondamentales de l’ordre international existant, sans parler de sa destruction.
En fin de compte, l’Inde est satisfaite si l’influence des BRICS dans l’élaboration des principaux aspects de l’agenda mondial peut rendre le monde plus juste et plus stable. En effet, ce n’est pas un rêve tiré par les cheveux, puisque les BRICS se situent du bon côté de l’histoire. Aucun des membres du groupe n’a ses opportunités économiques et son influence politique fondées sur une histoire de guerres sanglantes, menées dans le but d’établir une domination régionale et mondiale centrée sur les richesses accumulées sur plusieurs siècles. L’Inde se sent chez elle.
Cela nous amène à la question centrale de l’attrait que les BRICS exercent aujourd’hui sur tant de pays qui sont si manifestement divergents dans leurs caractéristiques nationales, leurs valeurs et leurs intérêts – de l’Indonésie à l’Iran, de l’Égypte à l’Arabie Saoudite – qui auraient tendance à considérer le groupe comme un groupe s’il est prêt à reprendre le flambeau de la gouvernance mondiale à l’Occident. De telles attentes sont irrationnelles, car elles reposent sur l’évolution de l’ensemble de l’ordre international dans une certaine direction prédéterminée, ce qui n’est bien sûr pas le cas.
Il est donc tout à fait naturel que le Brésil – ou l’Inde, d’ailleurs – se sentent troublés quant à la façon dont, à l’avenir, la contribution des BRICS à la gouvernance mondiale pourrait être véritablement décisive. Fondamentalement, il existe une incertitude quant à savoir si, dans les circonstances actuelles, il est même possible pour les BRICS de maintenir le comportement révisionniste du passé. Le problème n’est pas l’issue du conflit ukrainien, que la Russie ne peut pas perdre et ne veut pas, mais le fait que même après une défaite catastrophique, il est très peu probable que ses adversaires changent leur vision du monde.
Par conséquent, si les BRICS se développent, dépourvus de normes, l’unité du groupe pourrait être altérée, le rendant diffus et inefficace. C’est ce qui est arrivé au Mouvement des non-alignés. Pourtant, c’est aussi une période de transformation où « les meilleurs manquent de toute conviction, tandis que les pires sont pleins d’intensité passionnée », pour reprendre la formulation angoissée de Yeats, un principe politique éternel.
La situation est grave dans le contexte du conflit ukrainien et de la double stratégie de confinement de l’administration Biden contre la Chine et la Russie, deux membres fondateurs des BRICS. Sans surprise, les visions du monde chinoise et russe ont radicalement changé ces derniers temps et s’opposent vigoureusement à l’hégémonie américaine. L’amitié « sans limites » entre ces géants voisins les distingue quelque peu au sein des BRICS, et cela ne peut qu’affecter l’alchimie du groupe – même si l’esprit collégial perdure, grâce à leur pragmatisme et leur sagacité.
Curieusement, bon nombre des aspirants à s’associer aux BRICS pourraient même être attirés par le groupe principalement pour cette raison – une sorte de deuxième pilier qui défend une gouvernance mondiale plus juste et moins égoïste à l’égard des États de petite et moyenne taille.
Ne vous y trompez pas : toute l’expérience d’institutions fortes et de gouvernance mondiale se trouve être l’expérience de l’Occident sur la base de valeurs communes et d’intérêts partagés. Ironiquement, cela explique aussi leur « mentalité de bloc ». Les BRICS, au contraire, manquent d’une telle cohésion et de la capacité de définir l’agenda mondial, ce que le G7 fait depuis des décennies. C’est pourquoi un pays comme l’Inde attendra toujours des BRICS, en tant que communauté, qu’ils visent non pas à détruire l’ordre mondial existant, mais à l’améliorer. L’Inde ne veut pas l’effondrement de la globalisation, des institutions et du droit international. En d’autres termes, l’Inde préfère créer, dans le cadre de l’ordre existant, des règles, des normes et des modes de coopération qui permettraient de préserver ses avantages et d’éliminer ses défauts.
Pour l’Inde, c’est à la fois une question de tactique et de stratégie. L’ordre fondé sur des règles qui prévaut donne à l’Inde un sentiment de sécurité et renforce la multipolarité en Asie. On croit à tort que l’Inde subit des pressions pour suivre le mouvement des États-Unis. Cela aurait pu être le cas auparavant, mais l’Inde d’aujourd’hui, sous la direction actuelle en particulier, élargit consciemment ses relations avec les États-Unis, dans un sens qu’elle considère comme étant dans son propre intérêt national. Il s’agit du résultat logique de la trajectoire politique indienne depuis les années 1990 et bénéficie d’un « consensus bipartisan » entre le parti au pouvoir et le principal parti d’opposition. C’est même devenu une tendance à long terme qui semble déjà irréversible.
Plusieurs facteurs entrent en jeu ici et l’un des principaux est, paradoxalement, la montée phénoménale de la Chine, le partenaire indien dans le cadre des BRICS, qui suscite des sentiments alarmistes dans le pays. Le partenariat avec les États-Unis est l’un des rares moyens par lesquels l’Inde espère aborder le paradigme de sécurité. Cela dit, les partenaires BRICS de l’Inde peuvent et doivent faire confiance à l’Inde pour continuer à mener une politique étrangère indépendante fondée sur ses intérêts nationaux. Il n’y a aucune raison de douter que l’Inde a confiance dans l’influence décisive des BRICS dans l’élaboration des principaux aspects de l’agenda mondial qui rendront le monde plus juste et plus stable.
*Source : Le Saker francophone - Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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