Bagdad, octobre 2019 - Manifestation contre la corruption - Photo : via RSF
Par Shivan Fazil et AlaaTartir (revue de presse : Chronique de Palestine – 23 mars 2023)*
Deux décennies après la guerre menée par les États-Unis contre l’Irak, les demandes et les aspirations politiques du peuple irakien restent insatisfaites dans le cadre d’un système politique qui a été conçu pour échouer.
L’invasion américaine de l’Irak a réussi à renverser le régime baasiste du président Saddam Hussein, mais 20 ans plus tard, elle n’a manifestement pas atteint l’objectif qu’elle avait prétendu s’être fixé, à savoir apporter la liberté, la sécurité, la démocratie et la prospérité à l’Irak et à son peuple.
Au contraire, cette invasion a créé toute une série de nouveaux problèmes. Elle a imposé des structures et des institutions qui ne sont ni représentatives ni efficaces ; elle a aggravé l’insécurité et introduit d’autres types d’instabilité ; et elle a écarté la perspective d’un développement socio-économique durable à long terme.
En d’autres termes, elle a créé des déficiences structurelles et des obstacles systémiques qui ont entravé et bloqué les capacités de transformation du peuple irakien.
Pendant ce temps, le bilan humain et les souffrances n’ont fait qu’augmenter, avec des centaines de milliers de victimes civiles et plus de 9,2 millions d’Irakiens déplacés à l’intérieur du pays ou réfugiés à l’étranger.
Les demandes et les aspirations civiles et politiques du peuple irakien restent insatisfaites et, dans une large mesure, ont été rejetées à dessein.
Les dispositions structurelles prises en Irak après 2003 (également défectueuses de par leur conception) ont dégradé et affaibli les institutions étatiques, en grande partie à cause de la prédominance du factionnalisme politique au lieu d’approches participatives et inclusives dans la façon de gouverner.
Les institutions de l’État ont été accaparées par les factions politiques et transformées en mécanismes servant les intérêts économiques de l’élite au pouvoir, rendant l’État largement dysfonctionnel et dans l’incapacité de fournir des services de base.
Par exemple, entre 2003 et 2013, pas un seul nouvel hôpital ou centrale électrique n’a été construit, selon les observateurs et les analystes, malgré les 500 milliards de dollars de fonds publics dépensés.
Au cours de la même période, des fonctionnaires irakiens ont confirmé que 300 milliards de dollars avaient été versés à des entrepreneurs pour des projets qui n’ont jamais vu le jour.
En 2021, le président irakien a déclaré que l’Irak avait perdu 150 milliards de dollars depuis 2003 en raison de détournements de fonds et d’une corruption endémique – en particulier dans le secteur pétrolier -, ces milliards étant ensuite sortis clandestinement du pays.
Un échec hautement prévisible
L’issue désastreuse de l’invasion américaine n’est pas une coïncidence.
Dans un premier temps, les interventions extérieures n’ont pas anticipé les évolutions futures, n’ont pas reconstruit et renforcé les institutions et n’ont pas pris en compte les questions de gouvernance et de responsabilité. Pourtant, ces circonstances ont conduit à la situation actuelle.
Ni la formation de l’Autorité provisoire de la coalition (APC) ou du Conseil de gouvernement irakien (CGI), ni les processus qui ont conduit à la nouvelle constitution de 2005 ne visaient à placer le peuple et ses besoins au cœur du système politique. Ils n’ont pas réussi à créer un système politique participatif inclusif ni à établir les fondements de la transparence et de la responsabilité, piliers essentiels de tout processus de transition démocratique réussi.
En 2019 et au-delà, le mouvement de protestation d’octobre (Tishreen) est né des échecs cumulés de la gouvernance qui ont accompagné les mandats et les programmes des gouvernements irakiens successifs. Ces échecs de gouvernance trouvent leur origine dans le cadre structurel mis en place au cours de la phase initiale qui a suivi l’invasion de 2003.
Malgré les changements cosmétiques et techniques, les causes profondes des échecs n’ont pas été traitées ou sont restées entre les mains de groupes ethno-sectaires particuliers qui n’étaient ni intéressés ni capables de s’attaquer à ces questions, car cela aurait ébranlé et entravé leur domination.
Cela explique pourquoi de nombreux problèmes de gouvernance apparus après 2003 n’ont pas été résolus, faute d’institutions ou de mécanismes efficaces et réactifs.
C’est pourquoi le slogan « nous voulons une patrie » est apparu comme une revendication clé et un slogan du mouvement de protestation d’octobre 2019, qui traduisait le désir et la nécessité d’introduire des changements fondamentaux dans les structures, les institutions et les processus politiques.
Vingt ans après l’invasion de l’Irak, le peuple irakien continue de chercher une patrie.
En toute logique, les appels répétés au cours des deux dernières décennies pour mettre fin à la violence, combler les lacunes en matière de sécurité et réformer les institutions afin d’éradiquer la corruption endémique enracinée dans le système politique ont été ignorés.
La population a également souffert de l’insuffisance des services publics et de la montée en flèche du chômage (36 % chez les jeunes), parmi d’autres défis majeurs.
Un schéma basé sur l’intervention extérieure, chargé de tensions et de contradictions, ne pouvait qu’avoir de telles conséquences néfastes, puisqu’il est intrinsèquement conçu pour servir l’élite politique, les forces d’occupation (et, par extension, leurs alliés et leurs entreprises économiques) et certains acteurs régionaux, mais pas le peuple irakien.
Les défaillances structurelles
Quatre éléments sont particulièrement importants pour expliquer ces échecs structurels. Premièrement, l’identité ethno-sectaire a été institutionnalisée comme base de la représentation politique, illustrée par le système de quotas « muhasasa ta’fiya ».
Ensuite, l’absence d’accord sur des questions fondamentales telles que le fédéralisme s’est avérée très problématique. Les relations entre le gouvernement fédéral irakien et la région semi-autonome du Kurdistan sont toujours tendues. Des questions de longue date concernant le territoire et le partage des revenus n’ont toujours pas été résolues.
Le désaccord fondamental sur les questions de fond a également été illustré par le dysfonctionnement de la constitution de 2005, qui fait actuellement l’objet d’un débat, avec des appels à la réviser et à corriger les erreurs du passé.
Troisièmement, la formation d’une architecture de sécurité en dehors de l’appareil d’État officiel a conduit à la montée en puissance des milices. Ces groupes paramilitaires n’ont pas seulement comblé le vide sécuritaire, ils ont également brouillé les frontières entre la sécurité et la responsabilité gouvernementale.
La sphère de la gouvernance a été fortement influencée par l’agenda sécuritaire au lieu de s’engager dans des processus de démocratisation et d’inclusion.
Enfin, l’approche adoptée pour les élections n’a pas fait des urnes un moyen de changement positif. Dans le cadre existant, et comme cela a été illustré à plusieurs reprises, les élections n’ont pas vraiment remis en cause le clientélisme politique, ce qui explique que la répartition du pouvoir entre les factions ethniques et sectaires soit restée pratiquement inchangée.
Les élections en Irak ont largement manqué des éléments fondamentaux que sont la représentation, l’inclusivité, la responsabilité et les institutions de contrôle, tous nécessaires pour qu’elles soient perçues comme significatives.
Cela s’est traduit par une baisse constante du taux de participation lors des dernières élections.
L’incertitude, une constante
Deux décennies après la chute du régime baasiste, les processus de « réforme, de construction de l’État et de démocratisation » ne parviennent toujours pas à s’attaquer aux causes profondes des griefs du peuple irakien, à répondre à ses demandes, à satisfaire ses besoins fondamentaux et à mettre en place des institutions et un système politique représentatifs et qui fonctionnent.
Les ramifications de l’invasion ont contraint les Irakiens à faire face à une société divisée et fragmentée, avec des lignes de fracture aggravées par les identités et les politiques sectaires, et la violence qui en résulte.
L’invasion américaine a laissé aux Irakiens un système politique qui favorise la corruption et exonère les partis politiques de toute responsabilité. Elle a laissé les Irakiens confrontés à la montée et à la disparition de ce qu’on a appellé l’État islamique.
Elle a laissé les Irakiens aux prises avec des processus complexes de reconstruction d’après-guerre. Mais en les laissant aussi aux prises avec des gouvernements et une politique qui n’ont pas su tenir leurs promesses.
Les gouvernements successifs et éphémères ont élaboré des plans et des stratégies pour résoudre les problèmes de l’Irak, mais n’ont manifestement pas tenu leurs engagements.
Selon les résultats de la septième enquête du Baromètre arabe, à ce jour, les citoyens irakiens perçoivent « la corruption comme étant aussi élevée que leur confiance dans les institutions politiques est faible ».
Environ 93 % des citoyens irakiens pensent que la corruption est répandue dans les agences et institutions nationales, et seulement 19 % des Irakiens déclarent avoir confiance dans le parlement, 26 % dans le gouvernement national, 33 % dans le gouvernement local et 40 % dans le système juridique (notamment, 83 % des Irakiens expriment une grande ou une assez grande confiance dans les forces armées).
En outre, alors qu’une majorité d’entre eux considèrent les élections parlementaires comme « très imparfaites », les Irakiens « déplorent le manque de réactivité du gouvernement à l’égard de leurs doléances ».
Seuls 20 % d’entre eux estiment que le gouvernement répond très bien ou largement aux besoins des citoyens, et 62 % pensent que leur système national (y compris le système électoral actuel) devrait être remplacé.
En conséquence, selon l’enquête, les Irakiens sont d’accord sur deux points : la seule constante est « l’incertitude » et la « réforme du système » est une exigence pleine et immédiate.
Par conséquent, 20 ans plus tard, et comme l’ont fait valoir l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm et le Programme des Nations unies pour le développement dans une publication récente, un point d’entrée essentiel pour modifier certaines des dynamiques susmentionnées, impose un engagement sérieux dans la refonte du contrat social en Irak.
Un contrat social repensé en Irak nécessite avant tout de s’attaquer à la corruption et de fournir des services de base, de combler les lacunes en matière de sécurité et de garantir l’égalité des sexes et l’égalité sociale afin de protéger les segments les plus vulnérables et les plus marginalisés de la population.
Ces mesures sont non seulement essentielles pour améliorer la vie quotidienne des Irakiens, mais aussi pour répondre aux attentes des citoyens vis-à-vis de l’État et aider le peuple irakien à reconstruire la patrie à laquelle il aspire.
Auteurs :
Alaa Tartir est directeur de programme d’al-Shabaka : The Palestinian Policy Network, Il est associé de recherche et coordinateur académique à l'Institut universitaire de hautes études de Genève, Global Fellow à l'Institut de recherche sur la paix d'Oslo (PRIO), et membre du conseil d'administration de Arab Reform Initiative.
Il a notamment publié : Outsourcing Repression: Israeli-Palestinian security coordination.
Consultez son site Internet et il peut être suivi sur Twitter @alaatartir
Shivan Fazil est chercheur au sein du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI). Avant de rejoindre le SIPRI, il a travaillé comme spécialiste de projet à l'Institut de la paix des États-Unis, chargé de mission principal à Oxfam GB, et directeur des communications et assistant de recherche à l'Institut de recherche sur le Moyen-Orient.
Il est co-auteur du rapport politique du SIPRI intitulé « Réforme au sein du système : La gouvernance en Irak et au Liban ». Son compte Twittter
*Source et Traduction : Chronique de Palestine
Version originale : Middle East Eye - 20 mars 2023