Par Nicolas Beau (revue de presse : Mondafrique - 14/1/22)*
C’est à partir de la prison militaire de Blida que Guermit Bounouira, l’ancien secrétaire particulier du général Gaid Salah, a enregistré des vidéos qui ont ébranlé les fondements du haut commandement militaire algérien.
Poursuivi depuis le 11 août 2020 pour haute trahison, à peine une semaine après son extradition par la Turquie vers l’Algérie, l’ancien secrétaire particulier d'Ahmed Gaïd Salah vient d’être condamné à la peine capitale. Son déballage, qui a mis à nu le visage hideux de Saïd Chengriha, a visiblement provoqué une réaction de colère du patron de l’armée algérienne.
Nous ignorons tout pour l’instant des réseaux qui ont permis à cet officier détenu dans la prison la plus sécurisée d’Algérie de faire parvenir à l’étranger, en l’occurence à Londres, pluieurs vidéos où il témoigne de l’état de corruption de l’armée algérienne
Témoignage de Guermit Bounouira
Je me présente, Guermit Bounouira secrétaire particulier de l’ancien chef d’état-major de l'Armée Nationale Populaire (ANP), le général Ahmed Gaïd Salah. Abdelmadjid Tebboune qui a dit que celui qui a des choses à dire, qu’il le fasse. Ces vidéos visent à éclairer l’opinion publique assombrie par ceux qui veulent maintenir un statu quo. C’est une volonté d’informer l’opinion algérienne à travers plusieurs enregistrements dont le premier est consacré à Saïd Chengriha.
L'année 2018 était l’année qui précédait le départ du pouvoir de l'ancien président Abdelaziz Bouteflika.
Il existait une corruption dévorante au sein du haut commandement de l’armée. Cette corruption a poussé l’État Major Général (EMG) militaire à procéder à l’ouverture d'enquêtes contre les hauts gradés, contre les chefs des régions et en particulier contre les officiers ayant des relations spéciales avec Ali Haddad et Redha Kouninef qui aspiraient au contrôle de l'armée.
En parallèle, d’autres enquêtes ont été ouvertes contre le trafic de drogue et contre le commerce des armes au Sahara. En dépit du renforcement des contrôles aux frontières, des caméras, des tranchées et des barrages mobiles, la drogue contournait ces obstacles grâce à la complicité des forces constituées. C’est l’ampleur du trafic qui a fait bouger l’EMG en diligentant des enquêtes au sein des unités opérant aux frontières, ordonné par le général Ahmed Gaïd Salah.
A la suite des conclusions de ces enquêtes, il a été ordonné de mettre à l’écart, sous forme d’éviction, le général Said Bey chef de la deuxième région militaire, le général Lahbib Chentouf chef de la première région militaire, le général Mourad Nouba patron de la gendarmerie nationale, le général Abderrezak Cherif chef de la quatrième région militaire, le général Boudjema Boudouaour directeur central du Ministère de la Défense Nationale (MDN) et le colonel Mourad Mahjoubi chef des forces opérationnelles de la deuxième région militaire.
L’opération était un succès, elle était très équilibrée et elle ne touchait que les têtes. Elle n’apparaissait pas comme un règlement de comptes sous aucune forme. Le général Said Bey était de la Kabylie, le général Lahbib Chentouf était de l'ouest algérien et les trois autres, Abderezzak Cherif, Boudjema Boudouaour et Mourad Mahjoubi, étaient issus de l'est algérien.
C’est à ce moment-là que le général Saïd Chengriha m’a contacté par peur d’être cité dans les enquêtes en cours. Il avait peur de subir le même sort que les autres chefs des autres régions militaires. Il était le chef de la troisième région militaire. Je l’ai rencontré dans le deuxième chalet de la résidence d'état de Sidi Feruch. Il était dans un état d’anxiété et de peur très apparent. Il m’a demandé de l’aider, afin qu’il ne puisse pas être cité dans les enquêtes en cours. Il a fait valoir son âge avancé et sa maladie et il a fait valoir qu'il ne pouvait pas affronter de nouvelles épreuves. Il m’a dit que le Sahara était grand et qu’il était impossible de contrôler tous les trafics.
Je suis intervenu auprès d'Ahmed Gaïd Salah avec ma propre méthode. J’ai proposé à Ahmed Gaïd Salah de relever les généraux Saïd Chengriha et Meftah Souab du sud algérien, afin de mieux savoir ce qui se passait vraiment contre le trafic de drogue et contre le commerce des armes.
Saïd Chengriha fut transféré au Commandement des Forces Terrestres (CFT) en 2018 et Meftah Souab fut transféré à la deuxième région militaire, mais les enquêtes contrele trafic de drogue et contre le commerce des armes continuaient à faire tomber des têtes.
En 2019, Ahmed Gaïd Salah était le patron de l’Algérie. Les résultats des enquêtes commençaient à être connues au sein des sérails au mois de juillet 2019. Plus de trente et un officiers de la Direction Centrale de la Sécurité de l'Armée (DCSA) étaient directement impliqués ainsi que des officiers de la gendarmerie nationale.
Le colonel Rabia, chef de la DCSA de la troisième région militaire dénonçait l’implication du général Saïd Chengriha dans les opérations de trafic de drogue et de commerce des armes. Il a reconnu lors des investigations que Saïd Chengriha prenait sa part dans le trafic de drogue aux frontières en informant et en protégeant les trafiquants contre les positions des barrages filtrants des forces armées.
Les trafiquants algériens demandaient à leurs fournisseurs marocains de les alimenter en grande quantité de cannabis. Ces derniers acheminaient la marchandise à la frontière algérienne. Une fois arrivée, l’ordre était donné de désactiver les caméras, de lever les barrages mobiles et de quitter les lieux où il y avait des barrières constituées de meules de foin de plusieurs mètres de haut sur des points déterminés de la frontière.
Les barons algériens récupéraient leur marchandise tout en ayant déjà la carte des points d’inspection ainsi que des barrages des forces armées, afin d’éviter tout contrôle. Tout cela s’opérait avec la complicité de la direction de la sécurité régionale de la troisième et de la sixième région militaire, afin que la marchandise soit livrée à destination en toute sécurité. De grandes quantités de drogue inondaient le marché local et africain. Au retour, les trafiquants achetaient des armes et des kalachnikovs sur le marché libyen à la demande de Saïd Chengriha. Ces armes étaient enterrées dans des casemates et, durant les tournées d'inspection d'Ahmed Gaïd Salah, le chef de la troisième région militaire présentait ces caches d’armes comme le résultat de la lutte contre le terrorisme au Sahara.
Même au sein du CFT, Saïd Chengriha continuait à présenter ses opérations de découverte de caches d’arme comme des succès qualitatifs de la politique sécuritaire de lutte contre le terrorisme. Parfois, des barons algériens de la drogue passaient des commandent de drogue de mauvaise qualité auprès de leurs homologues marocains. Le même procédé était mis en place, désactivation des caméras et levée des barrages mobiles, suivies d’opérations de poursuites et d'arrestations de trafiquants secondaires. Ce scénario était présenté comme le renforcement des nouveaux moyens de contrôle et de lutte contre le trafic de drogue.
Dans chaque opération, la part de Saïd Chengriha était prélevée dans le trafic de drogue et dans le commerce des armes au Sahara à travers le colonel Mourad Mahjoubi, chef des forces armées de la deuxième région militaire, et le colonel Yahya Ali Oulhadj, chef de la gendarmerie de la troisième région militaire dirigée par Saïd Chengriha.
Des richesses colossales ont été constituées par les trafiquants de drogue connus et poursuivis par la justice. Ces derniers se référaient au colonel Rabia chef du secteur opérationnel à Béchar pour se rendre aux autorités afin de bénéficier des lois de la réconciliation nationale en se présentant comme des terroristes qui déposent les armes, des kalachnikovs achetées en Libye. Une fois le processus de réhabilitation et d’intégration des trafiquants à la société civile sous les offices de la politique de réconciliation, ils pouvaient facilement blanchir l’argent du trafic de drogue et du commerce des armes dans divers secteurs, comme cela a été fait par Foulani et par Ghrib Lakehal, qui étaient en prison en 2019.
Une fois que certains faux terroristes étaient sortis de prison, Saïd Chengriha est intervenu pour leur octroyer des pompes à essence au Sahara dans le cadre de la politique de réintégration des terroristes. Ces stations étaient devenues des lieux de repos pour les trafiquants afin que le trafic de drogue continue. Tout cela a été transcrit dans une enquête et le colonel Mourad Mahjoubi a reconnu les faits. Il a cité le nom du général Saïd Chengriha qui durant cette période a amassé une fortune colossale dans le trafic de drogue et la protection apportée au trafic de drogue et au commerce des armes.
Saïd Chengriha a enrichi le roi du Maroc par le trafic de drogue, estimé à vingt-cinq milliards de dollars par an selon nos investigations. Des questions restent sans réponse. Pourquoi les pseudos terroristes cachaient-ils des armes sous terre alors qu’ils en avaient besoin pour se défendre et quel était l’intérêt de Saïd Chengriha d’exhiber des caches d’armes et de réquisitionner des armes vétustes ?
Il était prévu d’arrêter Saïd Chengriha et de le transférer à la prison militaire de Blida au mois de septembre 2019, mais cela coïncidait avec la période sensible des élections. Le cas de son éviction a été reporté. Ajouter à cela, les terroristes ayant bénéficié des pompes à essence se donnaient au trafic du carburant dans le grand Sahara et dans le Sahel, alors qu’on limitait la consommation du carburant aux citoyens du Sahara afin de contrôler leur mobilité dans la région et de circonscrire leurs déplacements.
Saïd Chengriha maintenait le contact avec le colonel Rabia à travers le commandant Nassib, actuellement procureur adjoint. Ce dernier est l’ami intime du fils de Saïd Chengriha, le commandant Chafik qui vit à Paris. Nassib aménageait la détention du colonel Rabia afin qu’il n’enfonce pas Saïd Chengriha en changeant sa version initiale lors des investigations et en retardant l’enquête le plus tard possible alors que les preuves étaient accablantes et que le dossier était très lourd.
Le juge d’instruction de Blida a voulu mettre Saïd Chengriha en arrêt préventif au mois de juillet 2019, mais Ahmed Gaïd Salah a reporté son arrestation après les élections car cette période était sensible. Il y avait en plus un dossier de corruption contre Saïd Chengriha et ce dossier est toujours aux mains du tribunal militaire de Blida.
Après la mort d'Ahmed Gaïd Salah, j’ai remis à Saïd Chengriha les fonctions ainsi que les affaires en cours au sein de l’EMG lorsqu’il a été nommé chef d’état-major par intérim en trois fois, car il n’y avait personne qui voulait lui remettre les fonctions. Le général Atmania m’a demandé de travailler avec lui, ce que j’ai refusé, compte tenu de ce que je savais de son implication dans les affaires de corruption, de trafic de drogue et de commerce des armes.
Saïd Chengriha m’a demandé des conseils sur ses nouvelles fonctions. Je lui ai remis les interventions d'Ahmed Gaïd Salah de 2014 à 2019 et je lui ai demandé de poursuivre sa politique et son orientation. Il m’a demandé le suivi de son dossier sur le trafic de drogue et sur le commerce des armes. Je lui ai dit qu’il était au tribunal militaire de Blida entre les mains du colonel Bouguerra.
Après la prise de ses fonctions, j’ai bénéficié de mes droits à la retraite mais, au bout d’un mois, Saïd Chengriha me faisait convoquer par la Gendarmerie Nationale. J’ai reçu deux convocations de la Gendarmerie Nationale, deux convocations de la DCSA et deux convocations du tribunal militaire. Le but de Saïd Chengriha est de m’impliquer dans des affaires. Toute accusation est bonne pour me faire taire, car je connais ses dossiers et son passé noir.
*Source : Mondafrique