‘Ali et l’ésotérisme chiite - Voyage au cœur d’une culture voilée
Par Habib Tawa
Dans un traité magistral*, le grand islamologue Mohammad Ali Amir-Moezzi nous plonge dans les arcanes d’une conception religieuse et philosophique venue des tréfonds d’un islam imprégné de mystique. Balayant une énorme documentation, il en dévoile les multiples et fascinantes facettes.
Pour tout un chacun, l’islam apparaît quotidiennement sous les projecteurs de l’actualité. Or derrière les images dont il assume en bonne partie la paternité, sourd, en son sein, comparable à des cours d’eau souterrains, un monde de traditions et d’enseignements largement insoupçonnés. C’est le domaine du Bâtîn (le dissimulé), par opposition au Zâhîr (l’apparent), accessible au commun, selon une distinction classique de la culture arabo-musulmane. Or ce vaste univers en clair-obscur, recélant d’impressionnantes grottes ruisselantes agrémentées de majestueuses stalactites et stalagmites, est essentiellement dominé par la personnalité, largement mythifiée, de ‘Ali ibn abi Taleb. Ce gendre et cousin du Prophète Muhammad, est vénéré, si ce n’est déifié, par certains chiites, il est aussi hautement respecté par les sunnites qui, dans quelques confréries soufies, l’idolâtrent pareillement. Rien ne vaut donc pour découvrir de grands pans du culte célébrant l’Imam, à la fois disparu et attendu, que d’y être initié par un savant familier des croyances et des conceptions l’environnant.
Par étapes successives, Amir-Moezzi, déployant son érudition pointue de rigoureux universitaire, nous présente le mystérieux territoire où s’est élaboré et où continue de se perpétuer le culte de ‘Ali. Par-delà le personnage historique, qui n’est pas le sujet abordé ici, nous voilà partis à la découverte de la « singularité » de cette individualité d’exception. Ses adeptes, convaincus de son incomparabilité, croient découvrir l’évocation de sa présence dans maints versets du Coran. Les mentions, considérées par ses fidèles, selon les cas, comme explicites, transparentes ou simplement approchantes, confortent leur foi. Sacralisée, la personne de ‘Ali constituait pour les premiers chiites un retour du Messie. Cette reviviscence aurait été annoncée par Muhammad, identifié au paraclet (envoyé par Dieu dans les Evangiles). Dès lors, ‘Ali serait venu accomplir un nouveau cycle religieux étant souvent comparé à Jésus. Ce nouveau Sauveur apportait avec lui sa nouvelle religion : « Din ‘Ali », centrée autour de sa personne et de celle de sa descendance, essentiellement incarnée par les Imams, (en particulier dans le chiisme duodécimain).
A l’instar du Jésus du concile de Nicée, ‘Ali se situe dès lors « entre le divin et l’humain ». L’interprétation chiite de la sourate 97, al-Qadar, vient à l’appui de la relation particulière entre l’Imam et Dieu. La nuit évoquée dans ce verset, sacrée entre toutes, serait celle où ‘Ali aurait reçu le « pouvoir » et été gratifié du « décret » l’investissant lui et ses successeurs, les autres Imams, sont habilités à énoncer des Révélations. Pourtant, si l’on en croit l’orthodoxie sunnite, qui s’est imposée par la force au fil des siècles, Muhammad serait le sceau des Prophètes, c’est –à-dire le dernier d’entre eux à accéder au prophétisme. D’où la contradiction implicite entre le dogme décrétant la fin de la Révélation et la persistance de son exercice par les Imams. Elle a contraint les chiites à dissimuler leur convictions sous un discret voile de prudence, la Taqiya ; d’où le sous-titre choisi par l’auteur à son ouvrage : « le secret bien gardé ». Semblable à une gnose, le chiisme se dissimule en strates superposées ne se découvrant que par dévoilements successifs à ses adhérents les plus aptes à le conserver, les mujtahidin, tandis que les gens du commun, les Muqalidun, sont invités à imiter leur maître du moment.
Dans la troisième partie du livre, la présentation de l’œuvre emblématique d’un auteur du XVème siècle, Rajab al-Busrî, nous permet de toucher de près une certaine compréhension chiite du personnage et du message de l’Imam. En particulier, le commentaire intitulé « La perle précieuse » attribuée à cet exégète dévoile la méthode d’interprétation qui permet d’attribuer près d’un demi-millier de versets coraniques à ‘Ali. A la fin de cette partie, Amir-Moezzi nous familiarise avec des pratiques de dévotions intimes à partir de représentations iconographiques servant de « supports de méditation ». Sa somme s’achève avec la contribution de deux spécialistes. D’une part, Orkhan Mir-Kasimov dépeint la perception de l’image de l’Imam à diverses époques (fin du Califat, puis après elle jusqu’à l’orée des Séfévides). Il l’examine en rapport avec son influence mystique et messianiste et les complète avec l’étude de la pénétration des modèles de ‘Ali et de Fatima dans le Maghreb. D’autre part, Matthieu Terrier présente « ‘Ali dans la philosophie islamique » aussi bien son personnage historique que sa personnalité métaphysique, en particulier chez les chiites.
La foisonnante diversité de sujets et d’analyses abordés sous ce titre reste difficile à rendre intégralement, toute relecture faisant émerger de nouvelles et séduisantes perspectives. S’y trouvent rassemblées, avec bonheur diverses publications de l’auteur, coordonnées dans cet ensemble cohérent. Précédé d’une transcription des alphabets arabe et persan, et s’achevant par un tableau généalogique et un rappel des principaux évènements, cet ouvrage comporte (chose devenue malheureusement rare et pour laquelle il faut féliciter les éditions du Cnrs) un index général et évidemment une vaste bibliographie complétant les très abondantes notes parsemant le texte. Un travail fini et qui fera date en complément d’autres travaux de l’auteur, en particulier « Le Coran silencieux et le Coran parlant ».
Au terme de sa lecture, ce livre ouvre de riches perspectives, méritant bien plus qu’un simple détour. Il nous amène à poser de nombreuses questions et invite à la réflexion. En particulier, dès lors que l’on adopte le prédicat qualifiant un Muhammad de paraclet annonciateur du retour du Messie ‘Issa-Jésus, - selon le constat d’Amir-Moezzi et comme le laissent soupçonner les inscriptions du Dôme du Rocher de Jérusalem (vers 692-705) - on peut avancer une hypothèse. Bien avant ces années, certains des disciples de ‘Ali l’avaient identifié comme la réincarnation de ce même Messie et l’avaient aussi déifié. De la sorte, ces précurseurs avaient réintégré le principe d’une nature divine du Messie dans leur conception religieuse, pourtant évacuée par les messianistes anti-nicéens. On a donc l’impression de retrouver ici la même cassure, séparant après Nicée, les Ariens de l’église constantinienne. Cette rupture se serait renouvelée entre sunnites et chiites. L’histoire n’est-elle pas certaines fois semblable à un éternel retour !
(*) Ali, le secret bien gardé, Figures du premier Maître en spiritualité shi’ite, par Mohammad Ali Amir-Moezzi, CNRS Editions, Paris, novembre 2020, 470 p, 25 €