par Subhi TOMA, spécialiste de l’Irak et du Moyen-Orient
(Interview réalisée par Frédéric SAILLOT, le 15 octobre 2015 - vidéo: 55'51)
Présentation synthétique actualisée, par Rachid Marwane
Suite aux récentes velléités de changement d’alliance, opérationnelles puis stratégiques, qui accompagnent les intenses bombardements de l’armée russe initiés en Syrie fin septembre, il paraît utile de se pencher sur l’unique question qui vaille et qui perdure douloureusement depuis le début de ce conflit, il y a de cela plus de quatre années : à savoir, l’exigence d’un indispensable règlement politique, dont seules les aspirations endogènes à une transition démocratique peuvent faire au monde l’économie d’une guerre interminable (et dont même la nécessité d’une guerre ne peut en réalité faire l’impasse).
Pour Subhi Toma, ancien sociologue et exilé irakien, natif de Mossoul et réfugié en France après un séjour dans les geôles de Saddam Hussein, cette exigence ne peut aujourd’hui se concrétiser que sous la forme d’une « troisième voie », que se doit de soutenir la communauté internationale du moment qu’elle est souhaitée par une majorité du peuple syrien. D’autant que pour ce militant acharné de la levée de l’embargo qui a affecté l’Irak dès 1991, devenu ensuite un farouche opposant à la guerre d’invasion de 2003 ; ce débat autour de la résolution du conflit syrien rappelle un autre combat qu’il continue de mener pour l’avenir d’un Irak libre, souverain et laïc. En effet, il s’agit là de ne plus voir, comme en triste et inadmissible miroir, réitérer en Syrie les erreurs ou plutôt les fautes qui ont conduit aux crimes contre le peuple irakien – dont l’honneur de la France demeure de s’être dès le départ opposée au caractère injuste et dangereux d’une guerre pour rien, sous la présidence de Jacques Chirac.
Presqu’étranger pour la première fois à son pays qu’il considère comme « parti », ce témoin direct de « ce qui n’a pas constitué un changement de régime mais le démantèlement d’un pays totalement dévasté et occupé » ne s’inscrit pas davantage dans le concert mainstream servi depuis par des experts virtuoses de la pensée unique et du droit d’ingérence, qui ont dénié au peuple irakien sous occupation jusqu’à son droit légitime à la résistance.
« Concurrence » russo-américaine anti-Daech
A l’aune de pareille expérience, cet analyste ne peut voir que d’un bon œil, comme vu d’Irak puis sans doute de Paris dans la foulée du rapprochement encore frais entre Poutine et Obama, l’inclination de plus en plus forte en faveur d’une alliance unifiée, à l’instar de celle constituée pour abattre le nazisme. Et, à l’heure où Paris est endeuillé, de plus en plus de responsables politiques et de géo-stratèges militaires mettent lucidement en avant l’efficacité opérationnelle des frappes russes qui, en une semaine, ont eu davantage d’impact que les Américains en une année… En dépit des fortes réticences de ces derniers, apparemment toujours mus par le « nouvel ordre mondial » jadis proclamé et décrété dès 1991 par Bush père ; semblable prouesse militaire peut s’expliquer par-delà la force mise en œuvre : en effet, ces mêmes Russes sont surtout parvenus à intégrer les autorités irakiennes, iraniennes et syriennes autour d’une structure unique de coordination du renseignement anti-Daech, basée à Bagdad.
Dès lors, à l’instar de cet insaisissable mais saisissant dilemme qui perdure étrangement dans l’esprit de François Hollande (qui ne saurait longtemps rester l’égal de l’Arabie saoudite dans son indéfectible soutien à une vision définie par la seule hyper-puissance des Etats-Unis), le gouvernement irakien actuel est lui aussi l’enjeu d’une « concurrence » russo-américaine, qui se déroule sous les yeux des populations de la région ainsi que des nôtres. Or, à défaut de pouvoir rivaliser avec les Russes en termes de « percée » et d’avancées militaires sur le terrain, les Américains multiplient généreusement en Irak les tractations et offres de fourniture d’armement qu’ils avaient pourtant jusque-là catégoriquement refusée au précédent gouvernement d’Al- Maliki…
Ce même Al-Maliki auquel l’on doit sans doute la radicalisation des populations sunnites, dont il a parachevé l’exclusion et desquelles sont issus en réaction les officiers et hauts-gradés de l’ancien régime baassiste qui conseillent dorénavant le prétendu et démentiel calife terroriste de Daech, Aboubaker Al-Baghdadi, structurant notamment les trafics à l’origine de son colossal financement.
Irak, Syrie : du « nouvel ordre mondial » au chaos généralisé
Enfin, après avoir rappelé que c’est bel et bien la prise de Mossoul, tragiquement sous-estimée en juin 2014, qui avait sonné le glas de cette cité autant – si ce n’est plus – cosmopolite que notre Paris ; Subhi Toma ne peut que continuer de nous dissuader d’adopter la grille de lecture ethniciste ou pseudo-confessionnelle que tentent d’imposer ceux qui ont intérêt à créer ou aviver des antagonismes et revendications jusque-là peu affleurants. Aussi (probablement pour l’historien qu’il est aussi) la centralité géostratégique de l’ensemble de la zone conduit-elle, aujourd’hui comme hier, à suspecter toute visée impérialiste – traditionnellement anglo-saxonne ou atlantiste dans la région – d’user une fois de plus du joug du confessionnalisme, divisant ainsi pour mieux régner. Tel est le triste sort auquel les Etats-Unis ont livré l’Irak, en s’appuyant à l’intérieur du pays uniquement sur des membres de la communauté chiite majoritaire – du moins, d’après un dernier recensement datant des années 60. En quelque sorte, cela a eu pour effet que « [, sous l’impulsion des Américains,] Al-Maliki a jeté les Sunnites dans les bras d’Al-Baghdadi ! »
Mais, heureusement, les Chiites du Sud de l’Irak manifestent de plus en plus de revendications socio-économiques, à l’unisson des populations sunnites qui oeuvrent quant à elles, de surplus, à se délivrer de l’oppression totalitaire de Daech. Il convient de noter que les terroristes n’étaient pas plus de quelque 500 lorsqu’ils sont entrés dans Mossoul « comme dans du beurre », à défaut d’une armée irakienne digne de ce nom puisque toujours en état de débandade depuis son démantèlement en 2003, et ce en dépit de centaines de milliards de dollars dépensés, évaporés on ne sait où…
« L’occupation de l’Irak a été bâtie sur des mensonges, et les mensonges continuent » : après l’aveu d’Hillary Clinton, paru dans les mémoires d’ancienne Secrétaire d’Etat rédigée par la future probable candidate démocrate qui affronterait l’improbable Donald Trump, au sujet de la création d’Al- Qaïda par les Etats-Unis ou, plus précisément, par l’administration Bush fils ; on ne peut plus ignorer qu’Al-Nosra, sa filiale ou succursale en Syrie, a été formée par la C.I.A. avec l’entremise des services saoudiens, et qu’elle reste préservée par son protecteur américain, comme en attestent d’ailleurs les réactions publiques de l’ancien candidat républicain John Mc Cain ou même du ministre français des Affaires étrangères. En conséquence, les tenants de l’argument confessionnel sont les principaux agitateurs du phantasme que représenterait l’avènement d’un soi-disant « croissant ou arc-en-ciel chiite ».
En définitive, en Lybie et en Syrie, le scénario américain de remodelage du Proche et Moyen- Orient a été le même qu’en Irak : à l’image de ce qui s’est avéré un échec en Egypte avec la destitution du président Morsi, Obama ne se cache d’ailleurs pas de vouloir confier le leadership régional dans son ensemble à la confrérie des Frères musulmans – longtemps réprimée et néanmoins très structurée au sein de nombreuses sociétés du monde arabe. Même s’il est vrai que, quelque peu échaudés et instruits de l’expérience du tragique fiasco irakien, les Etats-Unis avaient d’abord misé sur un retournement de l’armée syrienne, à travers la fomentation d’une mutinerie d’un nombre de ses cadres, avant de se rabattre sur l’encouragement de la formation d’Al-Nosra. Ce chaos en expansion paraît traduire une sorte de politique de la terre brûlée, inspirée au préalable en Irak par l’expérience des « escadrons de la mort » sud-américains, déjà inventés par le redoutable ambassadeur John Negroponte que l’on a tous vu tapi dans l’ombre de Colin Powell agitant ses fioles devant le Conseil de sécurité ! Une stratégie à laquelle les Etats-Unis semblent cyniquement recourir lorsqu’ils rencontrent une forte opposition ou résistance authentiquement patriotique. D’un biais plus optimiste, ce chaos à éradiquer témoigne donc également, hélas en filigrane rouge sang, de la forte unité nationale des peuples irakien et syrien ainsi que de l’ancrage historique de leur reliquat étatique respectif. Mais aussi de l’espoir nécessaire d’un règlement global incluant les différentes puissances régionales – « Iran, Irak et Arabie saoudite, condamnés à vivre côte à côte ».
Photo : Subhi Toma
Irak, Syrie : du « nouvel ordre mondial » au chaos généralisé