Par Gilles Munier (Afrique Asie – septembre 2013)
Je connaissais Jacques Vergès de réputation et de visu depuis la guerre d’Algérie. Pour moi, lycéen puis étudiant en droit vivant dans un environnement anticolonialiste, au Maroc et en Algérie dans les années 1959-1970, "Mansour" Vergès était un mythe vivant, inabordable, un personnage comme Malraux en a décrit dans La Condition humaine ou Hemingway dans Pour qui sonne le glas Je le voyais parfois passer à Alger, rue Didouche Mourad, sans cependant oser l’accoster. Plus tard, ayant appris à Paris sa mystérieuse disparition, je le croyais parti, comme Che Guevara, faire la révolution quelque part dans le monde, ou bien - c’est ce qui se disait à l’époque - enlevé par le Mossad ou la CIA, peut-être mort.
Il est facile de réduire Jacques Vergès à un personnage controversé, à l’ « avocat de la terreur », titre choc de l’excellent documentaire de Barbet Schroeder. Par provocation, il avait choisi « diablenoir » pour adresse courriel, alors que c’était un homme adorable, convivial, prévenant, très attentif à ce qu’on lui disait, d’une culture époustouflante, toujours prêt à défendre, selon la formule consacrée, « la veuve et l’orphelin ». Il était tel que des milliers de spectateurs l’on découvert sur scène, en 2008, dans Serial plaideur. Les semaines précédentes, il avait en partie testé sur moi son admirable monologue sur la justice, d’Antigone à nos jours, et je n’en étais pas peu fier. Cela dit, il valait mieux ne pas être de ses ennemis.
Des flashs me viennent à l’esprit, j’en livre quelques-uns, la place manquant pour tout raconter. Concernant sa « disparition », j’avoue ne lui avoir jamais demandé où avait passé ses 8 années d’absence. Je trouvais cela inconvenant et savais qu’il ne dirait rien. Jacques Vergès m’avait évidemment relaté, comme à d’autres, sa courte réapparition à Paris, prouvant à quelques amis qu’il était bien vivant. En 2011, lors de la réalisation du dossier qu’Afrique Asie lui consacrait, je lui avais dit, sur le ton de la plaisanterie, que nous laisserions une page en blanc pour les années manquantes de sa biographie. Un léger sourire énigmatique, un rien moqueur fut sa réponse.
Sarkozy, Mussolini de pacotille
J’ai profité de ces entretiens pour l’interroger – off - sur certaines époques de sa vie et sur les personnages qu’il a rencontrés ou défendus. C’était un conteur né. Tout ce qu’il disait passionnait. Concernant sa vie militante au Quartier latin, en 1950, il m’avait chanté en entier, debout et poing levé, un hymne à la mode en ce temps-là, à la gloire de Joseph Staline. Moi qui ne suis pas communiste, j’en avais les larmes aux yeux. Jacques Vergès était un passionné d’histoire et de poésie. Il pouvait brusquement réciter de longs vers puisés dans sa mémoire exceptionnelle pour décrire une situation ou critiquer un homme politique. Quand il fut un jour question de Nicolas Sarkozy et de l’expédition néocoloniale française contre la Libye, de l’armement des rebelles berbères du Djebel Nefoussa, il était allé chercher dans sa gigantesque bibliothèque, couvrant les murs de deux pièces de son cabinet, les Propos de table d’Adolphe Hitler, rapportés par son conseiller Martin Bormann, ouvrage paru chez Flammarion en 1954. Le Führer, s’y moquait méchamment de la velléité de Benito Mussolini de se présenter en défenseur de l’islam devant un parterre rassemblé par la propagande fasciste, organisé avec le cheikh pro-italien d’une tribu berbère de la région de Tripoli., Hostile aux interventions étrangères et au néocolonialisme, Jacques Vergès vilipendait François Hollande, Laurent Fabius qui soutenaient les rebelles syriens. C’était un partisan du régime baasiste, quelles que soient les critiques qui pouvaient être faites à Bachar al-Assad.
Georges Ibrahim Abdallah, vrai révolutionnaire
Depuis son décès, les médias présentent encore et encore Jacques Vergès comme l’ « avocat de l’indéfendable », pour avoir défendu Carlos, entres autres. D’abord, le procès d’Ilich Ramirez Sanchez n’est pas terminé car il devrait saisir la cour européenne des droits de l’homme, mais Vergès s’est retiré depuis longtemps de sa défense. Il lui reprochait notamment certains comportements et d’être médiatiquement ingérable. Il n’avait jamais digéré la vidéo montrant le « révolutionnaire professionnel » se trémousser dans une boîte de nuit au Soudan. Ce Carlos-là lui rappelait Dario Moreno, chanteur kitsch, célèbre dans les années 50-60… l’humour en moins. Il préférait garder à l’esprit l’image de chef du commando ayant attaqué le siège de l’OPEP à Vienne, s’entretenant avec Abdelaziz Bouteflika sur l’aéroport d’Alger, maigre, un béret à la Guevara vissé sur le crâne. A l’inverse, Jacques Vergès citait en exemple Anis Naccache - auteur d’une tentative manquée d’assassinat de Chapour Bakhtiar, dernier Premier ministre du Chah d’Iran - et plus souvent Georges Ibrahim Abdallah, incarcéré à Lannemezan, toujours digne et imperturbable dans l’adversité. Condamné à la prison à perpétuité pour complicité d’assassinat d’agents de la CIA et du Mossad, il aurait dû être libéré à la fin de sa période de sûreté en 1999, et expulsé. Mais subissant les pressions des Etats-Unis et d’Israël, les ministres français de l’Intérieur s’y sont toujours refusés. Jacques Verges ressentait la conduite de la France dans cette affaire comme une humiliation, concluant sa énième plaidoirie de 2007 en demandant à la justice de signifier à « nos amis américains que la France n’est pas une fille soumise, en un mot une putain ».
Une vision vergessienne de la vie
J’aurais bien d’autres choses à dire. Mais, pour finir je dois avouer que ce qui m’a le plus touché, c’est sa proposition d’assurer ma défense quand mon nom a été cité, en 2005, dans l’affaire « Pétrole contre nourriture ». Lui rétorquant que je n’avais pas les moyens de me payer un Jacques Vergès comme avocat, il m’avait répondu: « Est-ce que je t’ai demandé de l’argent ? ». Pendant les huit ans qu’a duré l’instruction, il m’a encouragé à poursuivre mes activités politiques, participant à quelques-unes de mes réunions. Grâce à lui, j’ai pu récupérer mon passeport confisqué pendant trois ans par le juge Courroye. Sa chute dans un escalier, fin décembre 2012, dont il ne se remettait pas l’a empêché de plaider à mon procès. Nous l’avons regretté tous les deux. Il m’a téléphoné à l’annonce de ma relaxe par le Tribunal correctionnel de Paris. Comme je m’étonnais de la décision, il m’a dit : « Maintenant, tu sais ce dont la justice est capable ». Oui, de pourrir une vie au nom d’intérêts particuliers.
Mes rencontres avec Jacques Vergès m’ont fait partager un peu sa philosophie de la vie. Mi-juillet dernier, bien qu’affaibli, il m’assurait qu’il serait le 21 août dans la région de Venise pour participer à un colloque sur le thème « La vision vergessienne de la justice », et qu’il tournerait dans un film en novembre prochain. Comme je vis à Rennes, il m’avait chargé de retrouver la trace de ses ancêtres bretons. Avec un généalogiste ami, j’y étais presque parvenu. Il se voyait finissant ses jours dans un vieux manoir du Morbihan qu’il aurait fait retaper. La Grande Faucheuse en a décidé autrement. Paix à son âme !
Lire aussi, en PDF :
« Jacques Vergès, l’anticolonialiste » (Afrique Asie, février 2011)
Dossier complet "Jacques Vergès" (21 pages)