Par Lina Kennouche (revue de presse : The Conversation – 3 septembre 2024)*
En représailles à l’assassinat de son haut responsable militaire Fouad Chokr, le Hezbollah a lancé le 25 août dernier des centaines de roquettes et de drones sur onze sites militaires israéliens. Le leader du mouvement chiite libanais, Hassan Nasrallah, a affirmé avoir visé la base de Glilot, qui abriterait le quartier général de l’Aman (la direction du renseignement militaire israélien) et celui de l’unité de renseignements 8 200 qui mène des opérations de ciblage et d’assassinats des hauts cadres militaires, ainsi qu’une base aérienne à Ein Shemer.
Si une part importante des vecteurs ont été interceptés par le système israélien de défense antimissiles, le Hezbollah estime que l’opération de représailles a atteint son objectif car l’une de ses fonctions était de démontrer sa capacité à frapper le territoire d’Israël en profondeur. Toutefois, le secrétaire général du Hezbollah a précisé que cette opération n’engageait que son organisation, laissant à l’appréciation discrétionnaire de l’Iran la décision de mener à son tour des frappes de rétorsion à la suite de l’assassinat sur son sol du leader du Hamas Ismaïl Haniyeh, survenu au lendemain de celui de Fouad Chokr.
Ces derniers développements invitent à dresser le constat d’un durcissement de la confrontation et de l’élévation du risque d’un basculement dans une guerre totale, à l’heure où la partie israélienne est de plus en plus tentée de porter son effort de guerre sur le front Nord (Liban Sud). Ils interrogent également la soutenabilité de la posture américaine de soutien inconditionnel en cas de frappes israéliennes contre l’Iran.
Les récents événements s’inscrivent dans un conflit long qui se prolonge depuis maintenant près de onze mois, à rebours de l’approche israélienne des « guerres éclairs » dont l’illustration la plus aboutie a été la guerre des Six Jours en 1967. Deux raisons essentielles expliquent cette évolution.
Le maximalisme du gouvernement Nétanyahou
Premièrement, le gouvernement israélien a cimenté un discours selon lequel la guerre doit se poursuivre jusqu’à l’écrasement total du Hamas, le conflit en cours apparaissant de ce point de vue comme une réédition de la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis depuis 2001.
En effet, un récent article du directeur du programme Moyen-Orient au Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), Jon Alterman, rappelle que dans la perception du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, les actions d’Israël devaient être guidées par l’expérience américaine de la lutte contre Al-Qaida visant à la dégradation effective des capacités de l’organisation de Ben Laden ainsi qu’à l’assassinat de ses dirigeants et agents. L’auteur explique que
« la pression exercée sur Nétanyahou afin qu’il négocie la libération des otages est de plus en plus forte, mais Nétanyahou a déjà résisté à de telles pressions par le passé. Lorsque le Hamas a enlevé le caporal israélien Gilad Shalit en 2006, celui-ci est resté en captivité pendant plus de cinq ans, tandis que Nétanyahou négociait sa libération. »
Cette ligne intransigeante provoque incompréhension et frustration chez les familles des otages qui accusent le premier ministre israélien de donner la priorité à la guerre au détriment des négociations.
Une vidéo diffusée le 25 août par la chaîne israélienne Channel 12 révèle la teneur de l’échange entre Nétanyahou, des prisonniers libérés et les familles de ceux qui sont encore détenus à Gaza : tandis que ses interlocuteurs soulèvent la question de l’impasse des négociations, Nétanyahou s’arcboute sur une rhétorique belliciste insistant sur la nécessité de défaire le Hezbollah, le Hamas et l’Iran.
Dans l’approche adoptée par l’actuel gouvernement israélien, la guerre n’apparaît donc plus comme la « simple continuation de la politique par d’autres moyens ». À rebours de l’approche clausewitzienne, la guerre semble remplacer la politique, ne visant plus à atteindre des objectifs concrets et réalisables mais à éradiquer la partie adverse. Comme le formule l’historien israélien Omer Bartov,
« le sentiment qui prévaut actuellement en Israël menace de faire de la guerre sa propre fin. Dans cette optique, la politique est un obstacle à la réalisation des objectifs plutôt qu’un moyen de limiter la destruction. C’est une vision qui ne peut que conduire à l’auto-anéantissement ».
Bartov examine de façon détaillée les implications d’une telle approche qui entraîne un usage totalement désinhibé de la force et jette une lumière crue sur les actions d’Israël dans le contexte de l’offensive à Rafah le 6 mai 2024. Il considère que
« cette attaque témoigne non seulement d’un mépris total pour les normes humanitaires, mais aussi d’un objectif ultime, à savoir la création d’une zone de sécurité. Elle indique aussi clairement que le but ultime de cette entreprise était, dès son commencement, de rendre l’ensemble de la bande de Gaza inhabitable et d’affaiblir sa population à un point tel qu’elle s’éteindrait ou chercherait par tous les moyens à fuir le territoire ».
Au-delà de cette approche de la guerre comme fin en soi et du rejet affirmé par les décideurs israéliens d’un cessez-le-feu à Gaza, un autre facteur explique la pérennisation du conflit : les difficultés liées à la nature du terrain.
Une guerre ingagnable ?
Les opérations militaires sont conduites dans des espaces cloisonnés et urbains et sont marquées par l’asymétrie entre l’armée israélienne et les groupes épars auxquels elle fait face ; elles exigent donc, du côté de Tsahal, des capacités matérielles importantes et entraînent des pertes humaines très élevées pour un résultat qui n’est pas définitif.
Comme l’explique lors d’un entretien téléphonique Michel Goya, ancien colonel des troupes de marine et auteur spécialisé dans l’histoire militaire et l’analyse des conflits,
« il n’y a pas les moyens, du côté israélien, d’occuper complètement Gaza ; donc on se contente de faire du chiffre, de tuer le maximum de combattants, et on verrouille la situation en installant des barrières solides pour tenter de contenir à nouveau le Hamas et ses alliés. Il est compliqué de conquérir, gérer, contrôler des ensembles urbains très importants qui renferment plusieurs millions de personnes avec un adversaire très déterminé, dur, disposant de plusieurs dizaines de milliers de bons combattants, bien formés, relativement bien équipés, enracinés dans ce milieu humain et urbain très dense ».
L’inévitable engrenage avec le Hezbollah et l’Iran ?
De surcroît, la guerre se déroule sur plusieurs fronts. Depuis sa confrontation avec le Hezbollah dans le sud du Liban en 2006, Israël a réformé le renseignement et la doctrine d’emploi des forces, tout en s’abstenant de s’engager dans une nouvelle confrontation directe totale avec le mouvement chiite au Liban. Ce dernier, de son côté, a également renforcé ses capacités militaires, de sécurité et de renseignement et a restauré un équilibre de la terreur tout en se préparant à l’éventualité d’un conflit ouvert.
Il a pu ainsi augmenter le coût humain et matériel qu’aurait une attaque israélienne, afin de dissuader Tel-Aviv d’agir de façon préventive. Mais depuis le 7 octobre, la tentation est grande, pour le gouvernement Nétanyahou – notamment du fait de ses affrontements réguliers avec le Hezbollah depuis cette date – de faire basculer son effort de guerre sur le front nord. « Les Israéliens raisonnent en considérant que seul le Hezbollah est capable de leur infliger une nouvelle attaque de cette ampleur, qu’il incarnerait le seul danger, d’où la tentation de le frapper en premier avant qu’il n’utilise ses missiles », précise Michel Goya.
La situation géopolitique est donc extrêmement volatile et dangereuse, en raison à la fois du risque élevé d’une guerre totale entre Israël et le Hezbollah, et de la réponse de l’Iran à l’assassinat d’Ismaïl Haniyeh. Si selon certains commentateurs, les frappes iraniennes de rétorsion traduiraient moins une volonté d’escalade ou de déstabilisation accrue de la région qu’une tentative de rétablissement du statu quo, elles renferment toutefois le risque d’un engrenage.
Qu’attendre de Washington ?
Les États-Unis, qui fournissent un soutien précieux à l’effort de guerre israélien, ont renforcé leur dispositif militaire régional dans la perspective d’une attaque d’importance de l’Iran ou de ses alliés.
Mais bien que les déclarations officielles américaines insistent sur la pérennité du soutien de Washington à Israël, la question demeure de savoir si, en cas de confrontation directe entre Tel-Aviv et Téhéran, les États-Unis s’engageraient dans la guerre aux côtés de leur allié organique.
Pour Jean-Loup Samaan, chercheur à l’Institut du Moyen-Orient de l’Université nationale de Singapour, et chercheur non résident à l’Atlantic Council’s Scowcroft Middle East Security Initiative, il faudrait que l’Iran « cible explicitement des navires ou des bases américaines en Irak », ou alors que « des troupes américaines soient touchées » pour « justifier d’un engagement militaire américain », ce qui écarte dans l’immédiat le risque d’escalade totale.
Le général François Chauvancy, rédacteur en chef de la revue trimestrielle Défense, rappelle pour sa part, lors d’un entretien téléphonique, que s’il y a bien eu une tentation israélienne de demander aux États-Unis de participer à une frappe contre l’Iran,
« aujourd’hui, dans la réflexion stratégique occidentale, il n’y a pas de volonté d’engager une guerre. Tant que ce n’est pas Israël qui initie le combat en menant, par exemple des frappes préventives, les États-Unis seront à ses côtés. Mais si Israël déclarait la guerre, les Américains ne soutiendraient sans doute pas une offensive. Dans ce cas de figure, ils ne participeraient donc pas aux combats et se contenteraient de prendre part à la protection du territoire d’Israël. »
Il est frappant de constater que les États-Unis se trouvent actuellement dans une posture réactive qui révèle l’absence de stratégie régionale. En effet, leur approche, qui sous-tendait les accords d’Abraham, confortée par le réalisme assumé de certains acteurs régionaux comme les Émirats arabes unis – et son corollaire, le désintérêt croissant envers la question palestinienne –, a été battue en brèche. Le nouveau contexte induit par le 7 octobre 2023 a démontré à la fois que la volonté américaine de pacification de la région sans règlement de fond de la question palestinienne était vaine et qu’il n’existe, à l’heure actuelle, aucune véritable ambition américaine au Moyen-Orient.
Comme le résume le général Jean-Paul Perruche, ancien directeur général de l’état-major militaire de l’Union européenne, président d’honneur d’EuroDéfense-France et membre du Strategic Advisory Group de l’Atlantic Council des États-Unis :
« À l’heure actuelle, les États-Unis sont dans une posture de réaction, mais ils voient que la situation se détériore, notamment en Cisjordanie, où il y a une illustration de la politique colonialiste d’Israël. Autant il est possible de comprendre qu’Israël veuille une éradication totale de la branche militaire du Hamas dans la bande de Gaza, bien que cela dépasse largement la logique sanctions-représailles mettant en péril la population gazaouie et les otages, autant en Cisjordanie, il n’y a pas de légitimation possible. »
L’armée israélienne mène en effet actuellement des opérations d’une ampleur inédite dans le camp et la ville de Jénine. Par ailleurs, les attaques des colons bénéficient d’une couverture de l’armée. Un embrasement de la Cisjordanie avec de lourdes pertes coté palestinien et le risque d’une réédition du scénario de Gaza dans certaines localités entraînera une inéluctablement une exacerbation des tensions dans la région. Quant aux États-Unis, jusqu’ici, ils demeurent muets sur les agissements israéliens en Cisjordanie.
Lina Kennouche est titulaire d’un doctorat en géopolitique de l’Université de Lorraine et d’un master de recherche en sciences politiques de l’Université Saint-Joseph (Beyrouth).
*Source : The Conversation