Ernesto Che Guevara et Abdellah Ibrahim, chef du gouvernement marocain. Ambassade du Maroc au Caire. Janvier 1959. © Photo remastérisée pas Mustapha Saha
Par Mustapha Saha (revue de presse : Entre les lignes entre les mots - 6/1/22)*
Che Guevara fait deux séjours au Maroc en 1959. Il est envoyé spécial de la révolution cubaine en quête d’alliés dans les pays nouvellement indépendants. Le Maroc est, à cette époque, un acteur majeur du mouvement des non-alignés. Che Guevara rencontre au Caire, en juin 1959, Abdellah Ibrahim, président du conseil du gouvernement marocain, qui lui présente Abdelkrim Khattabi, concepteur, avec son prédécesseur Mohamed Améziane, de la guerre de guérilla contre le colonialisme franco-espagnol. Che Guevara et Abdelkrim Khattabi discutent pendant plusieurs heures en espagnol. En survolant le Rif en avion, Che Guevara aurait dit d’après le témoignage d’Abdellah Ibrahim : « J’ai regardé par le hublot. La région est une zone idéale pour la guérilla. C’est tout un symbole ». Demeure une énigme, l’absence totale de traces iconographiques de cette rencontre légendaire. Fidel et Raul Castro, lui-même et leurs compagnons avaient été initiés à la guérilla par Alberto Bayo, un officier espagnol vétéran de la guerre du Rif, qui s’était ensuite enrôlé dans l’armée républicaine avant de se réfugier au Mexique, où il était devenu instructeur à l’Académie militaire de Guadalajara. Alberto Bayo publie un opuscule culte, « Cent leçons de la guérilla ». En janvier 2003, Fidel Castro confie à Ignacio Ramonet, directeur du Monde Diplomatique : « Bayo nous enseignait comment mettre en place une guérilla pour briser une défense à la manière des Marocains d’Abdelkrim face aux Espagnols ». Abdelkrim Khattabi était ainsi considéré comme un maître-stratège et un théoricien militaire par Hô Chi Minh, Mao Tsé-toung qui le reconnaissaient comme un précurseur, et d’autres encore comme le Mahatma Gandhi et Josip Broz Tito. Dans les années vingt, le mouvement surréaliste en France prend fait et cause pour le combat d’Abdelkrim Khattabi. Il organise à l’Odéon des manifestations en solidarité avec les Rifains aux cris de « Vive Abdelkrim ». Louis Aragon déclare : « Abdelkrim fut l’idéal qui berça notre jeunesse ».
1965, le tournant. Mai 68 inaugure une nouvelle forme de révolution, libertaire, pacifiste, culturelle, animé par le souci de désaliénation, de diversalisme, de transversalité, d’échange égal, de démocratie directe, de libertés concrètes, d’écologie. Malgré la défaite au Vietnam qui se dessine, l’impérialisme américain règne sur le monde, jusqu’à la guerre du Golf, l’anéantissement du Proche-Orient arabe. L’Empire soviétique s’écroule en pleine omnipotence. Les gendarmes du monde frappent partout, tuent dans l’œuf toute velléité transformatrice de l’ordre planétaire. Les Etats-Unis d’Amérique persécutent systématiquement chez eux les militants de la gauche radicale (Weather Underground), les indépendantistes portoricains, les militants des droits civiques, du Black Panther Party, de l’American Indian Movement. Les escadrons de la mort de l’opération Condor, instituée par Augusto Pinochet avec les autres dictateurs sud-américains, exterminent les opposants politiques sur trois continents.
L’éradication des Black Panthers est typique des techniques américaines. Les Black Panthers, qui se veulent une avant-garde révolutionnaire, transcendent leur appartenance ethnique : « Pour nous, il s’agit d’une lutte entre la classe prolétarienne et la minuscule minorité possédante et dirigeante. Les membres de la classe ouvrière, quelle que soit leur couleur, doivent s’unir contre l’élite gouvernante qui les exploite et les opprime. Nous menons une lutte de classe et non un combat racial » (Bobby Seale, A l’affût, Histoire du parti des Panthère noires et de Huey Newton, Gallimard, Paris, 1972). « Il faut empêcher la coalition des groupes nationalistes noirs, empêcher la naissance d’un messie qui pourrait unifier et électriser le mouvement nationaliste noir. Il faut faire comprendre aux jeunes Noirs modérés que, s’ils succombent à l’enseignement révolutionnaire, ils seront des révolutionnaires morts… » (Edgar Hoover). Dès l’été 1969, les programmes de contre-espionnage Cointelpro sont recentrés en direction des mouvements noirs. Le Cointelpro, Counter Intelligence Program, est créé en 1956 par Edgar Hoover, directeur du FNI de 1924 à 1972, pour surveiller les activités des membres et des sympathisants du Parti communiste américain. « Le but est de démasquer, briser, fourvoyer, discréditer, ou au moins neutraliser les activités des organisations nationalistes noires ». La police fédérale ajoute les assassinats méthodiques aux méthodes classiques, les filatures, les écoutes téléphoniques, les menaces anonymes. En septembre 1969, Fred Hampton est exécuté dans son lit. Son garde du corps, William O’Neal, qui s’est suicidé par la suite, est un agent double. Il fournit aux assaillants le plan détaillé de l’appartement. En 1970, trente-huit militants sont délibérément tués pendant des descentes policières dans les locaux des Black Panthers. Le FBI sème la discorde à l’intérieur même de l’organisation. Les militants noirs, divisés, en viennent à s’entretuer. Les partisans d’Eldrige Cleaver fondent la Black Liberation Army, qui est décimée par la répression en une année. Les dirigeants de la section-mère intègrent le jeu politique institutionnel en soutenant des candidats démocrates dans les élections locales. Beaucoup de militants se retrouvent en exil ou en prison. Les radicaux subissent un nouveau programme de contre-espionnage, Newkill (New York Killing of Police Officers), dirigé directement de la Maison Blanche par le président Richard Nixon, le ministre de la justice John Mitchell, et Edgar Hoover, l’inamovible directeur du FBI Edgar Hoover. Anthony Jalil Bottom, Albert Nuh Washington et Herman Belle sont arrêtés et emprisonnés à vie dans les pénitenciers de haute sécurité de l’Etat de New York. Plusieurs vagues répressives se succèdent. Des dizaines de militants sont condamnés à perpétuité en vertu de la loi RICO (Racketeer Influenced Corrupt Organizations), votée par le Congrès en 1970, destinée à la lutte contre le crime organisé. Equation idéale pour le libéralisme à l’américaine, un révolutionnaire est obligatoirement un criminel.
La formule « La France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts » (Charles De Gaulle), justifie toutes les horreurs, toutes les monstruosités. Deux dizaines de présidents africains, des civils, des militaires, sont éliminés physiquement. L’assassinat de Mouammar Kadhafi, dans des conditions épouvantables, images horribles sadiquement distillés sur les réseaux internétiques, géhenne reproduite en interminables réfractions dissuasives, est un exemple exécrable d’exploit sanguinaire des services secrets français et du sarkozisme pour effacer les traces de ses financements occultes. …(…)…
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*Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, a été cofondateur du Mouvement du 22 Mars et l’un des leaders de Mai 68. Nouveaux livres : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021)
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