Par Ramzy Baroud (revue de presse : Chronique de Palestine – 29/12/21)*
L’enquête de Haaretz – “Des documents classifiés révèlent des massacres de Palestiniens en 1948 – et ce que les dirigeants israéliens savaient” – est à lire absolument. Il devrait être lu en particulier par toute personne qui se considère comme “sioniste” et aussi par les personnes qui, pour quelque raison que ce soit, soutiennent Israël, partout dans le monde.
“Dans le village d’Al-Dawayima (…), les troupes de la 8e brigade ont massacré une centaine de personnes”, rapporte Haaretz, bien que le nombre de victimes palestiniennes soit ensuite passé à 120. L’un des soldats qui a assisté à ce massacre a témoigné devant une commission gouvernementale en novembre 1948 : “Il n’y a pas eu de bataille ni de résistance. Les premiers arrivés ont tué 80 à 100 hommes, femmes et enfants arabes. Les enfants ont été tués en leur fracassant le crâne avec des gourdins. Il n’y avait pas une maison sans que des gens n’y soient tués.”
Le rapport du Haaretz, qui compte près de 5000 mots, est rempli de détails douloureux, d’histoires de Palestiniens âgés qui n’ont pas pu fuir l’invasion sioniste et le nettoyage ethnique de la Palestine historique (1947-48), qui ont été alignés contre des murs et massacrés ; d’une femme âgée abattue à bout portant de quatre balles ; d’autres anciens entassés dans une maison et bombardés par un char et des grenades ; de nombreuses femmes palestiniennes violées, et d’autres histoires toutes plus horribles les unes que les autres.
Très souvent, les historiens font référence à la façon dont la Palestine a été nettoyée ethniquement de ses habitants natifs en faisant ce type affirmation concernant les réfugiés palestiniens : “… ceux qui ont fui ou ont été expulsés de leurs maisons”. La référence au mot “fui” a été exploitée par les partisans d’Israël, qui prétendent que les Palestiniens ont quitté la Palestine de leur propre chef.
C’est également Haaretz qui, en mai 2013, a rapporté comment le père fondateur et premier Premier ministre d’Israël, David Ben Gourion, avait fabriqué de toutes pièces cette même histoire pour protéger l’image d’Israël.
Le document numéro GL-18/17028, qui a été extrait des archives militaires israéliennes, a clairement montré comment l’histoire des Palestiniens en fuite – soi-disant sur ordre des gouvernements arabes – a été inventée par les Israéliens eux-mêmes.
Malheureusement, comme le prouvent les dernières révélations de Haaretz, les Palestiniens qui ont choisi de rester, en raison de leur handicap, de leur âge ou de leur maladie, n’ont pas été épargnés et ont été massacrés de la manière la plus horrible qui soit.
Mais quelque chose d’autre m’a frappé dans ce rapport : l’insistance permanente des dirigeants israéliens à affirmer que ceux qui ont perpétré ces nombreuses tueries n’étaient que quelques-uns et qu’ils ne sont pas représentatifs du comportement de toute une armée.
Il convient de noter que l’ “armée” dont il est question ici est constituée de milices sionistes, dont certaines opéraient sous le titre de “bandes”.
De plus, une grande importance a été accordée au concept de “moralité”, par exemple les ainsi-nommés “fondements moraux d’Israël” qui, selon ces premiers “sionistes éthiques”, étaient mis en danger par la mauvaise conduite de quelques-uns.
“À mon avis, tous nos fondements moraux ont été sapés et nous devons chercher des moyens de réfréner ces instincts”, aurait déclaré Haim-Mosh Shapira, alors ministre de l’Immigration et de la Santé, selon Haaretz, lors d’une réunion du comité gouvernemental.
Shapira, qui avait la réputation d’être une voix de la raison et de l’éthique en Israël à l’époque, ne contestait pas le droit d’Israël à s’établir sur les ruines de la Palestine colonisée – et finalement détruite. Il ne remettait pas non plus en question le meurtre de dizaines de milliers de Palestiniens ou le nettoyage ethnique de centaines de milliers de personnes pendant la Nakba.
Au contraire, il faisait référence et protestait contre les excès de violence qui ont suivi la Nakba, maintenant que l’avenir d’Israël et la destruction de la Palestine étaient assurés.
Cette branche du sionisme “humaniste”, celle de la moralité sélective et intéressée, continue d’exister à ce jour. Aussi étrange que cela puisse paraître, la ligne éditoriale de Haaretz elle-même est la manifestation parfaite de cette prétendue dichotomie sioniste.
Inutile de dire que très peu d’Israéliens, voire aucun, ont été tenus pour responsables des crimes du passé. 73 ans plus tard, les victimes palestiniennes continuent de réclamer une justice qui continue d’être refusée.
On pourrait trouver cette conclusion trop sévère. Sioniste ou non, on pourrait protester qu’au moins, Haaretz a exposé ces massacres et la culpabilité des dirigeants israéliens. De telles affirmations sont cependant très trompeuses.
Génération après génération, les Palestiniens, ainsi que de nombreux historiens palestiniens – et même certains Israéliens – étaient déjà au courant de la plupart de ces massacres. Dans son rapport, par exemple, Haaretz fait référence à des “massacres précédemment inconnus”, qui incluent Reineh, Meron (Mirun) et Al-Burj. L’hypothèse est que ces massacres étaient “inconnus” parce-que non reconnus par les Israéliens eux-mêmes.
Comme la ligne éditoriale de Haaretz est guidée par la vision falsifiée de l’histoire d’Israël, les massacres et la destruction de ces villages n’ont tout simplement jamais eu lieu – jusqu’à ce qu’un chercheur israélien reconnaisse leur existence.
Walid Khalidi, l’un des historiens palestiniens qui fait le plus autorité, connaissait comme beaucoup d’autres ces massacres, et depuis des décennies. Dans son livre de référence, “All That Remains : The Palestinian Villages Occupied and Depopulated by Israel in 1948“, Khalidi parle d’Al-Burj, dont le seul rappel de son existence est désormais “une maison en ruine (…) au sommet de la colline”.
À propos de Meron (Mirun), l’historien palestinien évoque ce qui reste du village avec précision : “Si la partie arabe du village a été démolie, plusieurs pièces et murs de pierre subsistent. L’un des murs présente une ouverture rectangulaire en forme de porte et un autre une entrée avec une arche”.
Ce n’est pas la première fois qu’un aveu de culpabilité israélien, bien que toujours limité, est considéré comme la validation d’un récit palestinien. En d’autres termes, chaque allégation palestinienne d’un crime commis par les Israéliens, bien que pouvant être vérifiée ou même visionnée sur un film, reste soumise au doute jusqu’à ce qu’un journal, un homme politique ou un historien israélien reconnaisse sa validité.
Notre insistance sur la centralité du récit palestinien est plus forte que jamais, car marginaliser l’histoire palestinienne est une forme de déni de cette histoire – le déni du passé sanglant et du présent tout aussi violent.
Du point de vue palestinien, le sort d’Al-Burj n’est pas différent de celui de Jénine ; Mirun n’est pas différent de celui de Beit Hanoun et Deir Yassin n’est pas différent de celui de Rafah – en fait, de tout Gaza.
La récupération de l’histoire n’est pas un exercice intellectuel ; c’est une nécessité, oui, avec des répercussions intellectuelles et éthiques, mais aussi politiques et juridiques.
Les Palestiniens n’ont certainement pas besoin de réécrire leur propre histoire. Elle est déjà écrite. Il est temps que ceux qui ont prêté beaucoup plus d’attention au récit israélien abandonnent ces illusions et, pour une fois, écoutent les voix palestiniennes, car la vérité de la victime est une histoire totalement différente de celle de l’agresseur.
Ramzy Baroud est journaliste, auteur et rédacteur en chef de Palestine Chronicle. Son dernier livre est «These Chains Will Be Broken: Palestinian Stories of Struggle and Defiance in Israeli Prisons» (Pluto Press). Baroud a un doctorat en études de la Palestine de l'Université d'Exeter et est chercheur associé au Centre Orfalea d'études mondiales et internationales, Université de Californie. Visitez son site web: www.ramzybaroud.net et son compte Twitter.
*Source : Chronique de Palestine