Boris Johnson, secrétaire du Foreign Office
Par Craig Murray (revue de presse : Mondialisation.ca – 19/3/18)*
Boris Johnson a tenté de redonner un élan au cas chancelant du Novichok censément venu de Russie avant l’enquête officielle sur l’attaque contre Skripal, en donnant une version radicalement nouvelle qui change – et renforce – la ligne du gouvernement sur ce qu’il est censé savoir.
Le Foreign Office a publié un nouveau communiqué dimanche matin, avec la nouvelle affirmation sensationnelle partagée par toutes les feuilles de chou propagandistes que voici :
Le Secrétaire du Foreign Office [Boris Johnson] a révélé ce matin que nous avons des informations selon lesquelles, au cours de la dernière décennie, la Russie a cherché des moyens d’administrer des agents innervants, probablement dans un but d’assassinats. Une partie de ce programme comprenait la production et le stockage de quantités de novichok. C’est une violation de la Convention sur les armes chimiques.
C’est une affirmation sidérante, qui demande à être examinée de près. Si cette affirmation provient du MI5 ou du MI6, il y a un processus d’autorisations entre services qui doit être respecté avant sa publication dans le domaine public – même par un ministre — connu sous le nom d’Action-on ». Je suis moi-même passé par ce processus à plusieurs reprises quand je travaillais comme chef du Centre de surveillance des embargos du Foreign Office, qui à ce moment surveillait les achats irakiens d’armes. Sauf en cas de guerre, ce n’est pas un processus qui peut se mener à terme un samedi soir. Il aurait fallu le compléter vendredi, avant le week-end.
Donc, pourquoi cette information essentielle n’a-t-elle pas été révélée devant le Parlement vendredi, mais sur le sofa du présentateur de la BBBC Andrew Marr dimanche matin, avec à l’appui un communiqué officiel publié le même dimanche matin ? C’est très inhabituel. De plus, cela contredit absolument ce que m’ont dit la semaine dernière mes sources du Foreign Office – elles n’étaient pas en possession de cette information, et au moins l’une d’elles l’aurait certainement été si l’information avait été issue de rapports du MI6 ou du Quartier général des communications du gouvernement (le service de renseignements électroniques du gouvernement du Royaume-Uni).
Je ne vois que deux explications possibles. L’une – la plus probable – dépend d’une analyse attentive de ce que dit le communiqué. Il dit, « Nous avons des informations selon lesquelles, au cours de la dernière décennie ». Il ne dit pas depuis combien de temps nous avons cette information. Et, « au cours de la dernière décennie » peut signifier n’importe quelle période entre une seconde et une décennie. Symptomatiquement, il dit « au cours de la dernière décennie » et non « durant la dernière décennie ».
« Au cours de la dernière décennie » est le même stratagème sémantique que « soldes – jusqu’à -50% ». Cela peut signifier -0,1% et rien de plus, et sa seule vraie signification est « jamais plus de rabais que moitié prix ».
L’explication la plus plausible de cette phrase est donc que – puisque la semaine dernière, ils ne le savaient pas – ils viennent de recevoir cette information alléguée. Et non pas de la part d’un allié avec qui nous avons un accord de partage de renseignements. Elle provenait peut-être d’un autre État ou d’une source privée de renseignements douteux – Orbis, par exemple [la société britannique de renseignements privée qui avait compilé le dossier bidon du « Pissgate » contre Trump sur commande de l’équipe Clinton, NdT].
Le Foreign Office utilise encore cette fois une formulation délibérément oblique pour véhiculer l’impression que nous savons depuis une décennie, alors qu’en fait, le communiqué ne dit rien de tel.
Il y a une autre explication possible. Les officiels du MI6 obtiennent leurs renseignements de terrain d’individus qui, en général, sont payés. Dans mon expérience d’officiel ayant lu des milliers de rapports de renseignements du MI6, une bonne proportion d’entre eux ne sont pas fiables. Graham Greene, un ancien agent du MI6, a donné une description réaliste du processus dans l’excellent Notre agent à la Havane, que je ne saurais trop vous recommander.
Le renseignement reçu arrive à Vauxhall Cross et il y a un filtre. Un responsable affecté au pays dont provient le renseignement l’évalue et voit s’il vaut la peine de faire l’objet d’un rapport ; il en juge la justesse au regard de la valeur de la source et de sa fiabilité, et de sa cohérence avec des faits déjà connus. S’il passe le test, le renseignement fait l’objet d’un rapport et reçoit un numéro de série. Ce n’est pas un très bon filtre parce qu’il laisse encore passer nombre de fadaises, mais il suffit à éliminer les rebuts. Une source possible de la nouvelle information qui a soudainement changé l’état des connaissances du gouvernement ce week-end aurait pu être une recherche dans ces rebuts pour y trouver de quoi bricoler une nouvelle histoire. Comme je l’ai écrit dans Murder in Samarkand (Meurtre à Samarcande), c’était l’élimination délibérée des filtres qui avait faussé les renseignements sur les ADM d’Irak.
En résumé, nous devons opposer tout notre scepticisme aux nouvelles informations que Boris Johnson a subitement tirées d’un chapeau. Si le Royaume-Uni avait eu connaissance d’un programme secret d’armes chimiques russe, il n’avait pas l’obligation légale d’en parler à un présentateur de la BBC ; il était en revanche dans l’obligation légale d’en parler à l’OIAC. Non seulement le Royaume-Uni n’en a rien fait, mais l’année dernière, l’ambassadeur du Royaume-Uni Sir Geoffrey Adams a chaudement félicité l’OIAC après la destruction complète du stock d’armes chimiques de la Russie, sans une seule réserve ou insinuation d’une quelconque suspicion à propos de stocks secrets ou non déclarés de la part de la Russie.
Dans l’émission d’Andrew Marr [de la BBC], Boris Johnson a apparemment dit pour la première fois que l’agent innervant de Salisbury avait été produit en Russie. Cela diffère notablement du communiqué publié par le Foreign Office, qui ne dit rien de tel. Il est donc clair que Boris Johnson se rabattait sur ses réflexes habituels de mensonge. En fait, le communiqué officiel suggère de façon claire que le Foreign Office n’est pas du tout sûr qu’il a été produit en Russie, et qu’il tente de couvrir un champ plus large. Lisez ce paragraphe :
La Russie est le successeur officiel de l’URSS. En tant que tel, la Russie a légalement endossé la responsabilité de s’assurer que la Convention sur l’interdiction des armes chimiques s’applique à tous les stocks et installations d’armes chimiques de l’ancienne Union Soviétique.
Je n’ai pas besoin de souligner que, si Porton Down avait identifié l’agent comme provenant de la Russie, le Foreign Office n’aurait pas ajouté ce paragraphe. De toute évidence, ils ne peuvent pas dire qu’il provenait de Russie.
Le programme d’armes chimiques soviétique était basé à Noukous en Ouzbékistan. Les Américains l’ont démantelé et étudié et détruit et en ont enlevé l’équipement. Je l’ai visité en tant qu’ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan peu après la fin de son démantèlement – Je m’en souviens comme d’un lieu désolé, carrelé et glacial, rien de bien spectaculaire. Le paragraphe ci-dessus vise à rendre les Russes responsables de quelque chose qui est sorti de Noukous, quand ce sont en fait les Américains qui l’ont pris.
Craig Murray, un proche collaborateur de Wikileaks, est historien et activiste des droits de l’homme. Il a été ambassadeur du Royaume-Uni en Ouzbékistan.
Source: Mondialisation.ca
Article original en anglais : Boris Johnson Issues Completely New Story on “Russian Novichoks” - Craig Murray 18 mars 2018
Traduction: Entelekheia
Ajout d’Entelekheia :
Trois points supplémentaires,
1) Avant-hier, Craig Murray a publié une nouvelle information selon laquelle, en 2016, avec le plein accord avec l’OIAC, l’Iran a réussi à synthétiser des novichoks, qui ont dûment été ajoutés à la liste de produits interdits par cet organisme officiel international. Si l’Iran l’a pu, d’autres l’ont pu aussi. Il est même très probable que Porton Down en ait détenu des échantillons à des fins de référencement.
2) Jusqu’ici, rien ne prouve que les Skripal aient été empoisonnés par des « novichoks ». Le gouvernement May n’a tout simplement fourni aucune preuve de l’emploi de cette substance. Or, les agents neurotoxiques présentent des inconvénients majeurs qui en limitent l’usage sur les champs de bataille, et a fortiori en tant qu’instruments d’assassinats : ils sont aussi dangereux pour les attaquants que pour les attaqués. Typiquement, ce type de gaz de combat est (malheureusement) largué par des avions qui restent à bonne hauteur, parce qu’une seule goutte tue par simple contact.
Pour leur attaque au gaz sarin de 1995 dans le métro de Tokyo, par exemple, les membres de la secte Aum avaient employé des sacs remplis de sarin liquide, qu’ils avaient posés sur le sol pour ensuite les percer et quitter les lieux avant que le gaz ne commence à s’en échapper.
Or, l’agent « novichok », un produit chimique censément encore plus dangereux que le sarin, aurait été vaporisé sur les Skripal de près, à l’aide d’un spray (bien que les informations sur le mode d’administration allégué restent hypothétiques). Au prix de la vie de l’attaquant ? Plus important, le médecin urgentiste qui a administré les premiers soins à Youlia Skripal pendant 30 minutes, et qui aurait immédiatement dû succomber à ses effets ou au moins tomber malade, a ensuite déclaré à la BBC se sentir « parfaitement bien ». Elle n’a pas été recontactée par les médias depuis. Pourquoi ?
(Le cas mystérieux du médecin aujourd’hui invisible qui a traité Youlia Skripal pendant 30 minutes, sans souffrir d’effets particuliers et dont le témoignage pertinent mais gênant est discrètement ignoré par les organes d’informations de propagande.)
Et aussi :
(Lettre au Times en date du 16 mars : « … aucun patient n’a présenté de symptômes d’empoisonnement à un agent innervant à Salisbury… » Stephen Davies, consultant en médecine urgentiste, NHS, Salisbury.)
3) En vingt ans, presque personne n’avait entendu parler des « novichoks ». En novembre dernier, toutefois, une série britannique, Strike Back, avait mis en scène un assassinat au « novichok ». Quelques mois plus tard, l’agent innervant « novichok » a surgi à grand fracas dans l’actualité. Une coïncidence ?
(Observation : le #Novichok est mentionné trois fois dans l’épisode 4, deux fois dans l’épisode 5 et treize fois dans l’épisode 6.)
Conclusion, toute cette affaire pose beaucoup plus de questions qu’elle n’apporte de réponses…