Par Belkis Wille
(revue de presse : Le Huffingtonpost.fr - 29/7/17)*
Face aux exactions de l’État irakien envers les civils, la prochaine version de l’organisation terroriste aura beau jeu de trouver des recrues.
BAGDAD — Le 12 juillet dernier à Bagdad, face à la scène terrible qui se jouait sur l'écran de mon ordinateur, j'ai senti mon ventre se nouer.
La vidéo que je regardais montrait des hommes en uniformes de l'armée irakienne jeter un prisonnier du haut d'une falaise sur la berge d'une rivière, avant d'ouvrir le feu sur lui. En voyant la victime s'écraser à côté d'un autre corps immobile, je n'ai pu m'empêcher de penser que de telles images pourraient bien donner un nouveau souffle au mouvement terroriste, qu'il se fasse appeler Daech, État islamique ou autre chose maintenant que sa "capitale" irakienne est tombée. Des violences menées dans une telle impunité risquaient fort de jeter encore plus d'hommes fous de colère entre les bras des extrémistes, me suis-je dit tandis que dans les rues de Bagdad, on fêtait la libération de Mossoul.
Cette vidéo — une parmi tant d'autres où des forces irakiennes commettaient actes de torture, exécutions et autres exactions —, je l'avais trouvée la veille sur Facebook. Je l'avais remarquée du fait de son caractère particulièrement choquant, et aussi parce que le lieu où elle se déroulait ne m'était que trop familier.
Dans les cinq minutes suivant sa publication, mon collègue de Human Rights Watch, spécialiste en analyse d'images satellites, avait identifié la falaise de Mossoul-Ouest et le bâtiment précis d'où elle avait été filmée. Les images des jours menant à la date de mise en ligne montraient la présence de véhicules de l'armée irakienne autour du lieu de l'agression — un indice suggérant clairement que cette dernière était à la fois authentique et récente. À cette heure, le gouvernement n'a toujours pas émis de commentaire.
Si cette vidéo est bien authentique, ce n'est pas la première de son espèce. D'autres ont déjà fait surface il y a quelques mois, montrant la Division de réaction d'urgence du ministère de l'Intérieur irakien — peut-être les plus choquantes images d'exactions publiées jusqu'alors autour de la reconquête de la cité irakienne perdue. Mais voir émerger ce film le 11 juillet, alors que le Premier ministre venait juste de proclamer la victoire contre l'État islamique à Mossoul, m'a rendue particulièrement pessimiste sur l'avenir de l'Irak et la défaite potentielle de Daech. On aurait dit que dans cette ultime phase de leur campagne, après des mois de combat, les forces irakiennes et celles de la coalition menée par les États-Unis avaient décidé d'en finir au plus vite, dans le plus total mépris des lois de la guerre. Une attitude aussi généralisée ne peut certainement pas passer inaperçue, et ne fera probablement que renforcer la nouvelle forme que prendra Daech en lui fournissant encore plus de recrues.
En réalité, malgré les célébrations en Irak et les affirmations des médias, la récente défaite de Daech à Mossoul est bien loin de sonner la fin de l'organisation terroriste. Ce n'est que la fin d'un État islamique doté d'un territoire: un coup porté au califat autoproclamé, mais aussi le début d'une nouvelle phase — qui pourrait s'avérer tout aussi effrayante, si ce n'est plus.
Ces derniers mois, tout en perdant du terrain à Mossoul et dans sa "capitale" syrienne de Raqqa, Daech a rapidement repris la forme d'un groupe insurrectionnel dans la plus pure tradition du terrorisme, organisant des bombardements sur l'Irak et la Syrie. Et les vidéos comme celle que j'ai vue ce mois-ci sont l'une des principales raisons de ses capacités à continuer d'attirer des recrues. Soulignant l'hypocrisie des soldats irakiens qui, non contents de tirer parti de cette bataille pour continuer à brutaliser la population civile, le font avec tout autant d'ignominie que Daech, ces images ne font qu'attiser les tensions qui font le lit du terrorisme.
Contrairement aux premiers mois de l'offensive sur Mossoul, relativement dépourvus de tout abus, cette vidéo atroce a donné un nouvel exemple de la cruauté du gouvernement. Comme je l'ai dit plus haut, ce ne sont pas là les premières preuves d'exactions commises par les troupes irakiennes, que ce soit à Mossoul ou lors d'opérations antérieures contre Daech. Human Rights Watch a rendu compte d'exécutions sommaires de combattants terroristes supposés, de conditions de détention inhumaines et de punitions collectives infligées aux familles de soldats de l'État islamique, comprenant destructions de maisons et déportations forcées vers des "camps de réhabilitation" tenus par le gouvernement irakien. Nous avons aussi rapporté la détention arbitraire de plus de 1 000 sunnites, déplacés suite aux combats autour de Mossoul. Mais même ces atroces images suivant de près la libération de la ville ont représenté un terrible rappel à la réalité, à un moment critique pour le pays.
Pire encore, cette vidéo vient nous rappeler les abus du gouvernement irakien avant même l'existence de Daech. Depuis 2003, les forces irakiennes et les milices à majorité chiite et armées par le gouvernement ont commis de multiples violences envers la population civile dans une totale impunité, visant principalement les Arabes sunnites. Elles se sont rendues coupables de campagnes de détentions arbitraires, de disparitions et de déplacements forcés, de torture et d'exécutions extrajudiciaires. On ne peut douter que de telles expériences aient déjà poussé de jeunes Arabes sunnites à rejoindre des groupes extrémistes irakiens. Je le tiens des familles de ces combattants, et les violences de plus en plus prononcées du gouvernement ne peuvent que continuer à jouer un rôle central dans le recrutement, face à un groupe terroriste en quête de réaffirmation après sa défaite à Mossoul.
Tous les représentants des Irakiens ou de la coalition avec lesquels je me suis entretenue sont d'accord: la bataille contre Daech ne se joue pas que sur le terrain militaire, mais aussi politique, pour endiguer les facteurs qui ont très probablement incité de jeunes Arabes sunnites à se tourner vers les groupes terroristes. Ce combat consiste en partie à mettre fin au règne de l'impunité, un défi peut-être plus épineux encore que les enjeux guerriers. Les autorités de Bagdad doivent montrer au public irakien leur vigilance et leur capacité à forcer leurs soldats et leurs commandants à répondre de leurs actes, même en pleine lutte contre l'État islamique.
Mais à ce jour, Human Rights Watch n'a constaté aucun exemple d'une pareille attitude depuis 2014 — pas même après la publication en mai dernier d'effarantes vidéos d'officiers irakiens de la Division de réaction d'urgence, une unité d'élite du ministère de l'Intérieur irakien, en train de torturer et de mettre à mort des partisans présumés de Daech et leurs familles. Le 14 juillet, un conseiller du Premier ministre irakien Haïdar al-Abadi nous a déclaré que le gouvernement allait annoncer des mesures contre les soldats concernés, mais pas pour le moment, de crainte "d'interférer avec le message de joie et de victoire communiqué actuellement".
Voilà qui laisse entendre que le Premier ministre ne se rend pas compte des conséquences néfastes de ces violences. Alors même que la bataille de Mossoul est censée être l'ultime combat contre Daech en Irak, elle a ouvert grand la porte à toutes les exactions sur lesquelles Bagdad fermait les yeux depuis des années. Aujourd'hui, Haïdar al-Abadi ne doit pas représenter que ses électeurs, désireux de voir Daech défait militairement, mais aussi tous les civils — plus d'un million — qui ont vécu ces trois dernières années sous le contrôle des islamistes. Il doit prouver aussi vite que possible qu'il se soucie également de leurs intérêts et qu'il prend des mesures pour mettre fin aux abus qui les ont marginalisés — pour les réintégrer dans un Irak soucieux de réconcilier ses communautés, loin des appels au châtiment.
Cette opportunité aura tôt fait de disparaître. Des vidéos comme celle du 11 juillet ont érodé mon optimisme sur la situation future de l'Irak — et pas seulement celle de Mossoul. Elles ont fait la preuve que même dans les plus hautes sphères du gouvernement règne la détermination de cultiver le ressentiment au lieu de répondre aux doléances.
Si Bagdad ne passe pas à l'action dès maintenant, non seulement nous serons loin de la fin des groupes extrémistes en Irak, mais nous verrons aussi le cycle de la marginalisation se perpétuer et une version réinventée de Daech abattre sur nous son fléau.
Belkis Wille est chercheuse spécialiste de l’Irak auprès de Human Rights Watch.
Source : Huffingtonpost.fr