Par Laurent Guyénot (revue de presse : Réseau international – 4 novembre 2023)
Ce 28 octobre, dans un discours en hébreu, Netanyahou justifie le massacre de la population civile de Gaza par la Bible.
«Vous devez vous rappeler ce qu’Amalek vous a fait, dit notre Sainte Bible. Et nous nous en souvenons. Et nous nous battons. Nos courageux soldats et combattants qui sont maintenant à Gaza et dans toutes les autres régions d’Israël, rejoignent la chaîne des héros juifs, une chaîne qui a commencé il y a 3000 ans, depuis Josué ben Nun, jusqu’aux héros de 1948, la guerre des Six Jours, la guerre d’octobre 73 et toutes les autres guerres dans ce pays. Nos troupes de héros ont un objectif principal suprême : vaincre complètement l’ennemi meurtrier et garantir notre existence dans ce pays. Nous avons toujours dit plus jamais. Plus jamais, c’est maintenant».
Dans la sainte Bible qui sert de socle au roman national d’Israël, il y a la promesse de la Terre Promise, et il y a le commandement du génocide d’Amalek, femmes, enfants, nourrissons et bétail compris (car Israël ne fait pas la différence entre ses ennemis et son bétail). C’est bien le même Dieu qui parle. Conquérir Canaan et exterminer Amalek, c’est une seule et même chose, car pour conquérir Canaan, il fallait traverser le territoire d’Amalek, et ce peuple s’y est opposé.
La Bible présente les Amalécites comme un peuple arabe descendant d’Abraham. C’est le premier peuple hostile que rencontrent les Hébreux durant leur périple entre l’Égypte et Canaan. Dans une formulation cyniquement paradoxale, Yahvé demande à Moïse de se souvenir qu’il ne faut pas se souvenir d’Amalek : «Écris cela dans un livre pour en garder le souvenir, et déclare à Josué que j’effacerai la mémoire d’Amalek de dessous les cieux» (Exode 17,14). L’idée est répétée en Deutéronome 25,19 : «Lorsque Yahvé ton Dieu t’aura établi à l’abri de tous tes ennemis alentour, au pays que Yahvé ton Dieu te donne en héritage pour le posséder, tu effaceras le souvenir d’Amalek de dessous les cieux. N’oublie pas !»
Mystérieusement, Amalek survit une première fois au génocide, et on le retrouve dans le premier Livre de Samuel, lorsque Yahvé ordonne au roi Saül : «J’ai résolu de punir ce qu’Amalek a fait à Israël, en lui coupant la route quand il montait d’Égypte. Maintenant, va, frappe Amalek, voue-le à l’anathème avec tout ce qu’il possède, sois sans pitié pour lui, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes». (1Samuel 15,8). Or Saül épargne «le roi Agag et le meilleur du petit et du gros bétail, les bêtes grasses et les agneaux». Il a donc désobéi à Yahvé en faisant preuve de pitié, et perdra pour cela la royauté, car Yahvé n’a aucune pitié pour les non-juifs : «Je me repens d’avoir donné la royauté à Saül, car il s’est détourné de moi et n’a pas exécuté mes ordres» (15,11). Yahvé retire la royauté de Saül et Samuel «égorge» Agag (le sens du verbe hébreu, shsf, est sujet à débat, certaines traductions proposant qu’il le coupa en morceaux ou l’écartela). Malgré ce génocide biblique théoriquement parfait, Amalek reste le cauchemar éternel d’Israel.
Amalek est souvent associé, comme son grand-père Esaü, à Rome et donc, à partir du IVe siècle, à la chrétienté. Amalek est parfois aussi associé à l’Iran, parce que le méchant du Livre d’Esther, Haman, est spécifiquement désigné comme un Agagite, c’est-à-dire un descendant du roi amalécite Agag. C’est pourquoi la pendaison d’Haman avec ses dix fils et le massacre de 75 000 Perses, célébrés annuellement à la fête de Pourim, sont associés dans la tradition juive à l’extermination des Amalécites et à l’exécution de leur roi Agag. L’épisode de l’Exode, qui se conclut par «Yahvé est en guerre contre Amalek de génération en génération» (Exode 17,16), constitue la lecture biblique pour le matin de Pourim.1
«La tradition dit que les Amalécites sont l’ennemi éternel des juifs», expliquait en 2009 Jeffrey Goldberg dans un article du New York Times intitulé «Les peurs d’Israël, l’arsenal d’Amalek». Il rapporte que, ayant demandé à un proche conseiller du Premier ministre comment il fallait évaluer «la profondeur de l’inquiétude de M. Netanyahou concernant l’Iran», on lui répondit : «Pense Amalek».2
Netanyahou semble plus que jamais obsédé par Amalek, qui est pour lui simultanément l’Iran et le Hamas. Mais en appelant maintenant les Israéliens à se souvenir d’Amalek pendant que leur armée pilonne Gaza, hommes, femmes, enfants, nourrissons et bétail compris, Netanyahou ne fait ici que tenter de rassembler son pays autour d’un cri de guerre très familier aux juifs pieux de plus en plus nombreux en Israël et dans le monde. Écoutons par exemple ce sermon de Rabbi Eliyahu Kin, le dernier de sa série sur «les 70 questions les plus difficiles du judaïsme». La question du jour est : «Pourquoi Dieu demande-t-il aux Juifs de détruire Amalek ?»
Je résume. Les Amalékites méritaient leur sort, explique Rabbi Kin, car ils ont voulu empêcher les juifs de traverser leurs terres pour envahir la Palestine. Or, la volonté de Dieu était que les juifs traversent leurs terre. Et la volonté de Dieu est le Bien, tandis que s’opposer à la volonté de Dieu est le Mal («le mal étant l’opposé du bien», précision nécessaire du Rabbi). Ce n’est pas compliqué : «le bien ultime est ce qui accomplit la volonté de Dieu dans ce monde», tandis que le mal est «tout ce qui s’oppose à l’accomplissement de la volonté de Dieu» (5:26-45). Donc exterminer Amalek est le Bien, tandis que ne pas exterminer Amalek est le Mal.
C’est pourquoi Saül a fait le mal en épargnant le roi et le bétail des Amalécites. Pour le punir, Dieu l’a rendu fou et lui a repris la royauté pour la donner à David, qui fut un meilleur exterminateur (par exemple pour les habitants de Rabba, qu’il «mit en pièces avec des scies, des herses de fer et des haches, et les fit passer par des fours à briques» (2 Samuel 12,31 et 1 Chroniques 20,3).
Rappelons qu’avant les Amalékites, il y avait les Madianites. Eux aussi ont bien mérité d’être exterminés, parce qu’ils ont encouragé les juifs à épouser des non-juives. Or la volonté de Dieu est que les juifs se marient exclusivement entre eux. Dieu ordonne donc à Moïse un génocide complet. Mais voilà que son peuple rechigne à la tâche et épargne, parmi les Madianites, les femmes et leurs petits enfants. Moïse n’est pas content. «Pourquoi avez-vous laissé la vie à toutes les femmes ? Ce sont elles qui (…) ont été pour les Israélites une cause d’infidélité à Yahvé». Les juifs doivent donc massacrer ces femmes et leurs enfants mâles, mais Moïse, dans sa mansuétude, les autorise tout de même à garder «les petites filles qui n’ont pas partagé la couche d’un homme, et qu’elles soient à vous». Le butin s’élève à «675 000 têtes de petit bétail, 72 000 têtes de gros bétail, 61 000 ânes, et, en fait de gens, de femmes n’ayant pas partagé la couche d’un homme, 32 000 personnes en tout» (Nombres 31,1-47). C’était gentil de la part de Yahvé d’épargner le bétail. Normalement, pour les villes qui lui résistent, il faut tuer «tout ce qui respire», hommes et bêtes indistinctement (Deutéronome 20,13-18), comme par exemple à Jéricho, où fut passé au fil de l’épée «tout ce qui se trouvait dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux taureaux, aux moutons et aux ânes» (Josué 6,21).
Si Dieu a ordonné d’exterminer tous ces peuples, explique notre bon rabbin, c’est que ces massacres sont l’expression de sa bonté. C’est pourquoi, «la meilleure manière d’aimer ce que Dieu aime, c’est de haïr ce que Dieu hait. Si vous haïssez ce que Dieu hait, vous aimerez ce que Dieu aime. C’est comme ça que ça marche. Pour vraiment aimer ce que Dieu aime, vous devez haïr ce qu’il hait vraiment. Et Dieu hait Amalek».
Attention, il y a une subtilité, que n’élude pas le rabbin : Amalek ne veut pas toujours éliminer les juifs. Parfois, il veut juste les assimiler, ce qui est presque pire. «Donc si vous ne le vainquez pas, si vous ne lui faites pas la guerre, vous courez le risque de vous faire assimiler».
Si les Amalécites sont si dangereux, c’est qu’ils ont reçu «un concentré d’âmes impures», tandis que les juifs, c’est bien connu, ont reçu «un concentré d’âmes divines». «Selon la Torah, le juif est le plus apte à faire le bien». Comme par exemple exterminer Amalek.
Cela explique pourquoi Amalek n’aime pas les juifs. «Ce qui dérange Amalek, c’est que le Juif croit dans le moussar, la morale. Il n’aime pas que nous fassions preuve de bonté et de gentillesse. Il n’aime pas notre Torah, car il croit en son exact opposé». En effet, les Amalécites rejettent la Torah qui leur ordonne d’être exterminés, ils rejettent donc le bien et font le mal. Ils faut donc les exterminer.
En fin de compte, résume Rabbi Kin, «Nous sommes cruels envers Amalek parce que nous le devons. Parce que c’est exactement ce qu’ils nous feraient s’ils en avaient l’opportunité. S’ils le pouvaient, ils détruiraient le peuple juif». D’où la parabole du médecin juif qui, s’il avait été prophète, aurait découpé et désossé Hitler à la naissance. Car il faut le dire : «Amalek est la concentration de la haine». Or, il faut haïr la haine – sauf la haine de Dieu pour Amalek, qu’il faut aimer – donc il faut haïr Amalek de toute la haine de Yahvé, qui est amour. C’est pas compliqué !
Mais, demande le Rab, pourquoi exterminer aussi les animaux ? «Eh bien, les animaux peuvent facilement égarer nos émotions : regardez tous ces amoureux des animaux, qui parcourent la terre entière pour sauver les baleines !» Autre explication, au choix : «Pourquoi se débarrasser de ces pauvres animaux ? Dieu refusait de laisser le moindre espace à de la pitié envers ceux appartenant ou associés à Amalek». Quand on est Dieu, on fait pas les choses à moitié.
En résumé, il faut exterminer Amalek parce que Dieu l’a ordonné, et son commandement est éternel. Exterminer Amalek est le bien, parce que c’est la volonté de Dieu. Quand Amalek sera totalement exterminé, alors «tout le mal cessera d’exister. Tout le mal disparaîtra. Il n’y aura plus de mal». Le Bien triomphera, «Dieu sera le roi de l’univers entier». Ce sera le règne de la Torah. Pour cela, il revient aux juifs d’exterminer Amalek, encore et encore jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul. Dieu ne veut pas le faire lui-même. «C’est le job des juifs de réparer le monde et amener la venue de Dieu dans notre monde». «Qui peut faire la différence et réparer le monde ? Le peuple juif. Comment ? Par la Torah qui nous donne la force de vaincre le cœur du mal». En annihilant Amalek.
Mais au fait, qui était Amalek en 2009 ? «La réponse est très claire : c’est l’Allemagne». En effet, les Allemands ont fait la Shoah éternelle. Hitler, qui se disait prophète, pensait que Dieu voulait exterminer les juifs. Mais il se trompait. C’est le contraire : Dieu veut exterminer les Amalécites, qui se déguisent tantôt en Allemands, tantôt en Iraniens ou Arabes.
En conclusion : si un Amalécite déclare que Dieu commande d’exterminer les juifs, c’est le Mal absolu. Mais si Netanyahou rappelle que Dieu veut que les juifs exterminent les Amalécites, qui sont les Gazaouis, alors tout va bien, et les chefs d’État du monde chrétien répondent à l’appel.
Car nous, peuples christianisés, avons appris qu’en des temps reculés Dieu a choisi les juifs, leur a donné la Palestine, et leur a ordonné d’exterminer les Amalécites. Que pourrions-nous bien objecter au rabbin ? Que Dieu, dans sa jeunesse, s’était un peu laissé emporter, mais qu’il a changé ? Que Dieu ne pensait pas ce qu’il disait, ou qu’il parlait allégoriquement ? Que les Amalécites ne sont plus ce qu’ils étaient, et qu’ils ont maintenant le droit de s’opposer au projet biblique ? Tous ces tortillements sont ridicules. Après tout, Dieu, le créateur de l’univers, ordonne bel et bien, dans la Bible des chrétiens, d’exterminer Amalek. C’est indéniable, incontestable, irréfutable. Et Dieu est Dieu, nom de Dieu.
À moins que le diable se soit fait passer pour Dieu, depuis deux milles ans. C’est vrai que, à y regarder de près, Yahvé a tout du dragon, avec la fumée qui sort de ses narines et le feu dévorant qui sort de sa bouche (Psaume 18,8-9 et 2Samuel 22,9), ses ailes (Psaumes 17,8 ; 36,8 ; 91,4), et son goût pour l’odeur des holocaustes bien cramés (Genèse 8,21).
- Elliott Horowitz, «Reckless Rites : Purim and the Legacy of Jewish Violence», Princeton University Press, 2006, p. 122-125, 4.
- Jeffrey Goldberg, «Israel’s Fears, Amalek’s Arsenal», New York Times, May 16, 2009
Sur le même sujet, lire aussi :
Netanyahou dans une lettre aux forces de sécurité : « Souvenez-vous de ce qu’Amalek vous a fait »