Par Habib Tawa (revue de presse : Afrique Asie – 14/10/19)*
Avec une grande rigueur et une fidélité scrupuleuse aux textes de la Tradition islamique, l’universitaire tunisienne est parvenue à reconstituer de larges pans de la formation de sa religion. Elle a accepté de nous raconter comment elle a rendu vivante et même passionnante, une époque bien lointaine.
Habib TAWA : Après un extraordinaire succès en librairie de votre ouvrage sur « Les derniers jours de Muhammad » (1), vous avez récidivé avec un second « La déchirure » (2) et maintenant vous nous offrez avec « A l’ombre des sabres »(3), qui vient juste de sortir, une suite palpitante à cette saga sur les débuts de l’Islam. Permettez-moi de vous poser d’abord la question qui fâche. Ne prenez-vous pas un risque énorme en vous attaquant à l’histoire des premiers temps de l’islam ? Ce domaine ne relève-t-il pas du sacré, c’est-à-dire de la seule compétence des hommes de religion ?
Hela OUARDI : (Rire) L’islam appartient à tous les musulmans et musulmanes. La personne de Muhammad est, de son propre aveu, celle d’un homme comme les autres, appelé par sa Mission divine à transmettre le Message qui fut le sien. Il n’y a aucune raison de le diviniser. Dès lors son histoire et celle de ses compagnons mérite le plus grand intérêt et exige d’être examinée avec attention, afin de comprendre la logique qui sous-tendait leurs comportements. Il y a quelques temps, des intégristes m’ont interpellée. Fallait-il interdire mes ouvrages ? N’était-ce pas une remise en cause de la religion ? Ma réponse a été très simple. L’essentiel de mon travail est basé sur les textes mêmes qui racontent les débuts de l’islam et sont gardés pieusement par les plus conservateurs des salafistes. J’ai donc répondu : voudriez-vous interdire la Sira d’Ibn Hicham, le Tarikh de Tabari ou les textes de Boukhari (pour ne parler que des plus célèbres) ? C’est toujours eux que je cite.
Certes. Mais alors d’où vient l’inquiétude de certains clercs ? En particulier, un mufti sénégalais aurait interdit la lecture de votre premier ouvrage ?
Ce Monsieur n’a pas lu le livre, il a jugé a priori. J’ai participé à plusieurs foires du Livre dans le Monde arabe et suis intervenue sur plusieurs chaines, tant en arabe qu’en français. Surtout mon premier livre circule sans problème dans de nombreux pays où il est en train d’être traduit. Croyez-moi, si des éléments sulfureux, récusés par l’enseignement orthodoxe, s’y trouvaient, on le saurait et il aurait été mis à l’index. Mais laissez-moi aller plus loin. Les informations que nous connaissons sur les débuts de l’islam sont surabondants du côté musulman, mais assez lacunaires, en face. Aussi l’historien se trouve-t-il confronté à la difficulté suivante : soit récuser l’ensemble des sources islamiques, et, en conséquence, rédiger des analyses sans fondement, ou, au contraire, reprendre les hypothèses de l’enseignement des madrassa, qui aligne les unes après les autres les textes de l’historiographie sacrée, en y cherchant des enseignements religieux et, plus directement, la réponse à des questions posées à leur époque. Pour ma part, j’ai considéré que ces textes anciens sont une source inépuisable d’informations et de découvertes pour les chercheurs.
Mais qu’avez-vous trouvé de plus ? Comment procédez-vous ?
(Sourire) Je n’ai rien inventé. Je me suis contentée de chercher une cohérence aux propos et aux comportements des protagonistes des évènements. Tous ces hommes, toutes ces femmes, ont vécu leur quotidien et réagi en fonction de leurs intérêts et de leurs affects. A chaque fois, en replaçant chacun dans son contexte, il m’a semblé possible de retrouver le fil directeur de ses actes, en comparant les diverses relations que nous rapportent les auteurs de ce temps. En rassemblant tous ces fils, parfois enchevêtrés, il m’est paru possible de proposer des logiques acceptables au déroulement des faits. Je n’ai pas la prétention d’avoir la solution à toutes les questions posées, en revanche, en dépoussiérant les récits de cette époque, il me semble avoir tenu le rôle de passeur.
A quoi ce décodage de la tradition vous-a-il mené ? Comment définissez-vous la trame de votre travail ? Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur l’islam, alors que vous avez une formation de spécialiste de la littérature française au départ ?
(Rires) Plusieurs questions en une ! Il y a quelques années, j’ai été la secrétaire de la réédition de la Chrestomatie arabe de Sylvestre de Sacy. Cette œuvre monumentale rassemble les plus grands textes de la langue et de la culture arabe. Cela m’a posé des questions et m’a invité à explorer les sources de ma propre culture. En particulier en relisant les récits de la vie du Prophète, j’ai constaté qu’à l’approche de ses derniers jours des intrigues se sont nouées autour de lui. Les traditions le rapportent, aussi bien sunnites que chiites. Qui complotait en second plan ? Les opinions divergent parfois, se recoupent souvent, mais confirment en tous cas la réalité de tensions très fortes autour du chef déclinant. Sans pouvoir trancher, je décris les contours d’une sourde lutte dont l’issue déterminera la physionomie de la religion en formation et, encore plus, du monde à venir. Tout cela est documenté, rapporté par le menu et appelle à réfléchir. J’invite mes lecteurs à le faire avec moi.
Ceci étant, plusieurs lecteurs de vos deux premiers livres m’ont affirmé les avoir dévorés comme des romans policiers. L’un d’entre eux m’a même affirmé attendre avec impatience le prochain d’entre eux, celui qui sort ce 11 octobre. Il faut relever que le surtitre du second volume, « Les Califes maudits » invite à cela. Serait-ce le fruit d’une volonté de créer le suspens ?
Oui et non ! Les faits parlent d’eux-mêmes. Tout ce que je rapporte est rigoureusement documenté. En revanche, j’ai pris le parti de mettre en relief des moments significatifs, en évitant la lourdeur d’un exposé universitaire. Les références qui appuient ma narration sont reléguées aux notes situées en fin d’ouvrage. Elles constituent une part significative du texte. De la sorte le curieux pourra s’informer. Les autres se feront porter par le récit. « Les derniers jours de Muhammad » relate la fin du Prophète avec la montée des rivalités autour d’un homme en train de perdre le contrôle du pouvoir qui fut le sien. Le second tome, « La déchirure » évoque les affrontements à l’intérieur de son camp pour prendre sa succession, en même temps que la mise à l’écart de son héritière légitime, sa fille Fatima. Ce second livre sera le premier d’un ensemble que j’envisage de consacrer aux successeurs (ou en arabe Califes) du pouvoir de Muhammad. Or, Fatima ayant été déshéritée par les deux premiers Califes, Abou Bakr et Omar, se serait rendue à la mosquée, où elle les aurait maudits publiquement ; d’où le surtitre que vous évoquez. Dans le troisième livre « A l’ombre des sabres », je décris les guerres d’Apostasie qui permirent aux successeurs de Muhammad d’imposer leur pouvoir à l’ensemble de l’Arabie, dans « un fleuve de sang ».
Le sujet que vous avez abordé semble fort éloigné des préoccupations du public occidental. Pourtant avec plus de 50.000 exemplaires déjà vendus pour « Les derniers jours de Muhammad », on constate un engouement certain que la parution du second volume n’a pas démenti. Comment l’expliquez-vous ?
Il n’y a pas de sujets moins porteurs, plutôt des présentations plus ou moins attrayantes. De toute façon, le public a droit à une information sérieuse plutôt que de l’orientalisme de pacotille. J’ajoute que l’islam que les Européens côtoient désormais quotidiennement les interpelle. Un éclairage nouveau pourrait les intéresser. Surtout, il me semble que le public musulman, partout dans le monde a le droit à connaître les véritables sources de son histoire, plutôt que les projections fantasmatiques que tentent de leur servir quotidiennement les joueurs de flûte intégriste. Ils pourront alors se faire leur propre jugement.
Références :
(1) Hela Ouardi, Les derniers jours de Muhammad, Albin Michel, 366 p., 19,50 €, 2016
(2) Hela Ouardi, La Déchirure, Les Califes maudits Albin Michel, 233 p., 19 €, 2019
(3) Hela Ouardi, A l’ombre des sabres, Les Califes maudits Albin Michel, 272 p., 20 €, 2019
*Source : Afrique Asie