Alors que le pays est en période de rémission, une partie de sa population est diagnostiquée malade. Depuis deux ans, le trafic de drogue bat son plein et de nombreux jeunes Irakiens tombent dans l’addiction, meurtris par des années de violence.
Par Lucile Wassermann (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 25/6/19)*
En plein centre de la capitale irakienne, l’hôpital Ibn Ruchd abrite un coin paisible de verdure où les chants des oiseaux défient les klaxons à l’extérieur. Un centre annexe au bâtiment principal, où la seule unité spécialisée dans le traitement des addictions à Bagdad s’est installée.
Zain* a fait le choix de se rendre dans cet endroit hors du temps, il y a moins d’une semaine. Casquette vissée sur le crâne, regard vitreux et mains tremblantes, ce jeune Irakien de 30 ans ne peut cacher qu’il est encore en période de sevrage. « Je suis venu de moi-même il y a quelques jours, car mon corps était devenu quelque chose d’étranger dont j’avais envie de me séparer. Je m’arrachais la peau en pensant que ça allait me libérer », raconte-t-il, en montrant timidement une balafre de 10 centimètres sur son avant-bras. L’un des nombreux stigmates qu’il garde de 10 ans d’addiction, au cours desquels il a voulu tout essayer : « Du Tramadol, du Valium, de l’opium, du crystal... Je ne me souviens même plus des noms, j’ai pris tout ce que je pouvais trouver à Bagdad », énonce-t-il sans émotion apparente. Un moyen d’échapper virtuellement aux années de guerre civile qui sévissait à cette époque : « Un divertissement qui est devenu un enfer. »
La consommation n’était pas alors encore courante en Irak, mais les trafiquants commençaient à y faire leur nid. À la faveur de l’invasion américaine en 2003 et l’effondrement des institutions de l’État, ils ont vu un nouveau marché s’ouvrir sans que ces drogues ne trouvent véritablement preneur auprès des Irakiens. Et pour cause : la population sortait tout juste du régime très répressif de Saddam Hussein, où un tel acte leur aurait valu la peine capitale.
Les années de conflits, de sectarisme et de terrorisme connus sous l’ère post-Saddam ont cependant créé le terreau fertile attendu par les magnats de la drogue, notamment auprès des plus jeunes qui n’ont connu que ces années noires. En 2015, l’État islamique est à l’apogée de sa conquête territoriale et le groupe terroriste impose son régime politique sur 40 % du territoire irakien. Massacres, attentats, viols, esclavage : la liste des sévices subis par la population irakienne est longue et la marque au fer rouge. Au total, près de 70 000 civils ont perdu la vie entre 2014 et 2017, selon l’ONG Iraqi Body Count. Rares sont ceux qui ne peuvent pas raconter la mort d’un proche. Ces traumatismes ont poussé certains d’entre eux à la consommation, pensant y trouver une échappatoire.
Dans l’unité hospitalière intégrée par ce Bagdadi, treize lits seulement accueillent les toxicomanes, tous regroupés dans une seule et même pièce. Quelques tableaux forts en couleurs sont accrochés aux murs et tentent de faire oublier la tristesse qui se dégage de cette salle. Certains patients discutent calmement sous un climatiseur pour se soulager des 48 degrés extérieurs. D’autres sont allongés en chien de fusil : ils commencent leur sevrage et pourraient devenir agressifs s’ils venaient à être dérangés, expliquent les médecins.
« Le “crystal” est devenu un fléau dans le pays »
Installé de l’autre côté du carré de verdure, le psychiatre Ahmad M. Chakir veut, lui, croire à une amélioration prochaine des moyens et des techniques pour traiter les addictions en Irak. Son bureau est appelé « le laboratoire » et ressemble davantage à une vieille classe d’informatique, où s’entassent des ordinateurs du siècle dernier. Il dirige le service depuis 7 mois et fait partie d’un des seuls groupes de recherche locaux sur le sujet. Des informations précieuses, alors qu’aucune statistique officielle n’existe au niveau national sur ce nouveau problème de l’addiction.
Selon lui, l’Irak est confronté à un problème majeur de consommation et d’addiction depuis 2017, l’année où le pays a annoncé la victoire contre le groupe État islamique. « Les syndromes post-traumatiques doublés de chômage endémique et des pressions sociales ont alors largement favorisé la consommation. » En parallèle, des drogues, considérées comme les plus dangereuses au monde, ont fait leur apparition sur le territoire irakien. Parmi elles : une méthamphétamine, appelée couramment « crystal », serait arrivée selon ce psychiatre dans le pays en 2012. Deux ans plus tard, l’hôpital accueillait le tout premier patient drogué à cette poudre blanche, désormais « devenue un fléau dans le pays », se désole le chercheur.
Manques de moyens et opérations dangereuses
Cette nouvelle crise irakienne a convaincu le lieutenant-colonel Salman Daoud de se spécialiser dans la lutte antidrogue. Depuis un mois maintenant, il dirige la station de police du quartier al-Adhemiya au nord de Bagdad. Comme tous les officiers irakiens, le colonel Daoud porte la moustache. Courtaud et ventripotent, il enchaîne les cigarettes derrière son bureau exigu. « C’est ma dépendance à moi », plaisante-t-il. Lui et ses 20 hommes mènent chaque jour tambour battant des opérations pour tenter de démanteler les réseaux de la capitale.
Au total, ils sont près de 150 hommes à quadriller la rive Est de Bagdad, tous répartis en cinq unités, avec la même organisation de l’autre côté du Tigre. Un agencement récent : il a été mis en place l’année dernière par le ministère de l’Intérieur. Avant cela, une seule unité antidrogue sillonnait les rues de Bagdad : créée en 2008, elle était tout juste symbolique pour surveiller ce qui n’était alors qu’une menace, selon les autorités irakiennes. Dix ans plus tard, ce danger a accouché d’un monstre en pleine croissance et le gouvernement se dit à pied d’œuvre.
Malgré cela, les hommes d’al-Adhemiya enchaînent les opérations périlleuses. La cible aujourd’hui : une famille complète – y compris le fils de 15 ans et la grand-mère – soupçonnée de vendre du “crystal”. La perquisition s’annonce complexe, car comme souvent à Bagdad ces trafiquants peuvent être lourdement armés. Dans les saisies montrées fièrement par ces officiers irakiens, il y a autant de pistolets et de grenades que de sachets ou de plaquettes de pilules.
Interrogatoire musclé
En réponse, les policiers irakiens ont décidé d’appliquer la loi du Talion durant les interrogatoires. Ils ne s’en cachent pas : ces parties de questions-réponses sont souvent musclées. « Bien sûr que je les frappe, c’est comme ça qu’ils parlent », affirme l’un des agents, mimant une série de gifles, plein sourire. Ceux qu’il juge trop dangereux et trop puissants auront, eux, le droit à un traitement plus doux, « pour éviter les représailles ».
Dans cette station de police, 80 personnes sont aujourd’hui retenues, depuis parfois des semaines, dans l’attente de leur procès. Ils risquent tous la prison, voire la peine de mort. Un verdict rarement rendu par les juges pour les trafiquants, au grand dam de certains. Beaucoup de ces policiers pensent que « des peines plus lourdes, comme celles rendues au temps de Saddam Hussein », permettraient en partie de clore le dossier, mais ils restent dans leur grande majorité très pessimistes face à la situation.
« Vous savez pourquoi je déteste faire ce métier ? Parce que je sais que c’est perdu d’avance. On opère ici à Bagdad, mais on n’a pas assez de moyens et il faudrait d’abord fermer les frontières », s’emporte un haut responsable de la lutte antidrogue, qui préfère rester anonyme. Pour lui, la cause du problème est à l’extérieur de l’Irak : « En Argentine », dit-il, en référence à un discours du Premier ministre irakien Adel Abdel-Mahdi qui avait désigné ce pays d’Amérique latine comme l’une des principales sources du trafic en Irak. Les internautes s’étaient saisis de l’affaire, faisant circuler des cartes de la région en inscrivant Argentine... sur le territoire iranien. Une blague devenue virale dans le pays. Ses collègues s’esclaffent, mais lui reste de marbre, visiblement très atteint par ce problème qu’il considère comme la prochaine guerre irakienne : « Vous savez, la drogue est devenue bien plus dangereuse que Daech dans le pays. »
*Source : L’Orient-Le Jour