Dans un sommet bien chorégraphié à Sotchi, le président russe Vladimir Poutine définit un avenir pacifique pour la Syrie après la libération du pays des milices
Par Pepe Escobar (revue de presse : Réseau international – 25/11/17)*
Le président russe Vladimir Poutine a exprimé le principal point qui a émergé du sommet trilatéral de deux heures entre la Russie, l’Iran et la Turquie à Sotchi sur l’avenir de la Syrie:
« Les présidents iranien et turc ont soutenu l’initiative de convoquer un congrès pan syrien pour le dialogue national en Syrie. Nous avons convenu de tenir cet important événement au niveau approprié et d’assurer la participation des représentants des différents secteurs de la société syrienne. »
Concrètement, cela signifie que les ministères des Affaires étrangères et de la Défense de la Russie, de l’Iran et de la Turquie sont chargés de «rassembler les délégués des différents partis politiques, de l’opposition interne et externe, des groupes ethniques et confessionnels à la table des négociations».
Poutine a souligné que « notre opinion commune est que le succès sur le champ de bataille qui rapproche de la libération de l’ensemble du territoire syrien des miliciens ouvre la voie à une nouvelle étape qualitative dans le règlement de la crise. Je parle des perspectives réelles d’une normalisation complète à long terme en Syrie, de l’ajustement politique dans la période post-conflit. »
Tellement de lignes rouges
Des sources diplomatiques ont confirmé à Asia Times qu’une grande partie des discussions à Sotchi a été consacrée à la présentation par Poutine au président iranien Hassan Rouhani et au président turc Recep Erdogan de la manière dont une nouvelle configuration pourrait se jouer dans un échiquier en constante évolution.
Derrière les subtilités diplomatiques, les tensions couvent. Et c’est ainsi que les négociations de paix d’Astana entre la Russie, l’Iran et la Turquie s’interconnectent avec le récent sommet de l’APEC à Danang.
À Danang, Poutine et Trump n’ont peut-être pas tenu un sommet bilatéral. Mais Sergueï Lavrov et Rex Tillerson ont publié une déclaration commune sur la Syrie – sans mentionner, ce qui est crucial, Astana; ils ont plutôt mis l’accent sur le lent processus de l’ONU à Genève (une nouvelle série de pourparlers est prévue pour la semaine prochaine).
Une question extrêmement controversée – qui ne fait pas exactement consensus des deux côtés – est la présence de forces étrangères en Syrie. Du point de vue de Washington, les forces russes, iraniennes et turques doivent toutes partir.
Mais il y a aussi le Pentagone, qui est en Syrie sans une résolution de l’ONU (alors que la Russie et l’Iran ont été invités par Damas).
Il n’y a aucune preuve que le Pentagone envisage de renoncer aux bases militaires installées dans le territoire repris par les Forces démocratiques syriennes (SDF) soutenues par les États-Unis, contiguës aux champs de pétrole et de gaz syriens. Le secrétaire à la Défense, James Mattis, insiste sur le fait que les forces américaines resteront en Syrie pour « empêcher l’apparition d’un Daech 2.0.» Pour Damas, c’est une ligne rouge.
Ensuite, il y a les lignes rouges d’Ankara. Pour Erdogan, il s’agit du Parti de l’Union démocratique du Kurdistan (PYD) et de ses Unités de protection du peuple (YPG), qui dirigent le SDF. Le porte-parole de Erdogan, Ibrahim Kalin, ne fait pas de prisonnier; « La question du PYD-YPG reste une ligne rouge pour la Turquie ».
Contrairement à Ankara, Moscou ne considère pas le PYD / YPG comme une «organisation terroriste». Le PYD sera certainement invité à Sotchi. Et il n’y a pas grand-chose qu’Ankara – qui subit une énorme pression économique – puisse y faire.
Sur le front iranien, ce que Téhéran veut en Syrie n’est pas exactement ce sur quoi Moscou et Washington pourraient négocier.
Lavrov a vigoureusement nié l’existence d’un accord entre les Etats-Unis et la Russie visant à expulser les forces soutenues par l’Iran du sud-ouest de la Syrie, soulignant qu’ils avaient été légalement invités par Damas. Depuis juillet, la position officielle du ministère iranien des Affaires étrangères est que les cessez-le-feu actuels devraient être étendus à toute la nation, mais «en tenant compte des réalités sur le terrain». Aucun mot sur le départ des forces iraniennes de la Syrie.
Une affaire arrivant au bon moment
Le sommet de Sotchi a été chorégraphié au millimètre. Auparavant, Poutine a eu des conversations téléphoniques détaillées avec Trump et le roi Saoudien Salman (pas MBS), l’émir du Qatar, Sisi d’Egypte, et Netanyahu d’Israël. Parallèlement à une réunion des hauts gradés militaires syro-russes, le président syrien Bachar al-Assad a, sans surprise, fait une visite-surprise à Sotchi pour dire en personne à Poutine que sans la campagne militaire de la Russie, la Syrie n’aurait pas survécu en tant qu’Etat souverain.
Les faits sur le terrain sont éloquents; l’Armée arabe syrienne (AAS) – agrandie au maximum, ré-entrainée, rééquipée et remotivée – a repris Alep, Palmyre, Deir Ezzor et presque tout le sud-est; les frontières avec l’Irak et le Liban sont ouvertes et sécurisées; des cessez-le-feu sont en vigueur dans plus de 2 500 villes; la Turquie a cessé de militariser et de soutenir des «rebelles modérés» et fait maintenant partie de la solution. L’EI/Daech est en fuite, et ne contrôle plus qu’une infime partie de la campagne ou du désert.
Daesh est presque mort – bien qu’il puisse toujours y avoir un retour des morts-vivants, avec un obscur néo-al-Baghdadi se faisant passer pour un calife en exil. Le président iranien Rouhani a déclaré la fin de Daesh. Le Premier ministre irakien, Haidar al-Abadi, était plus réaliste, affirmant que Daech avait été vaincu militairement mais qu’il ne proclamerait la victoire finale qu’après que les djihadistes aient été définitivement mis en déroute dans le désert.
L’affrontement final sera la bataille d’Idlib – où des milliers de restes / cohortes de Jabhat al-Nusra sont cachés. La Turquie a des troupes à Idlib. Poutine et Erdogan ont certainement négocié la position d’Ankara. Il appartient donc au ministère turc de la Défense de convaincre les partis de l’opposition qui ne sont pas alliés aux nébuleuses de Nusra de s’assoir à la table à Sotchi.
Sur le plan opérationnel, comme je l’ai constaté à Bagdad au début de ce mois, voici ce qui se passe; Les conseillers du CGRI, l’armée irakienne, Hashd al-Shaabi, connu sous le nom des Unités de mobilisation populaires (UMP), l’AAS et le Hezbollah travaille de concert, dans le cadre du mécanisme «4 + 1» (Russie, Syrie, Iran, Irak, plus le Hezbollah). Leur QG anti-terroriste est situé à Bagdad.
Le Pipelinistan encore une fois
Poutine a déclaré à Rouhani et Erdogan à Sotchi « l’engagement de la direction syrienne aux principes du règlement pacifique de la crise politique, sa disposition à mener à bien la réforme constitutionnelle et à organiser des élections libres et supervisées par l’ONU ».
Ce grand ordre sera soumis à un examen minutieux. Et cela nous amène au principal camp opposé; la Maison des Saoud, et plus précisément la position de MBS.
Ce que l’on appelle le Haut Comité des négociations (HNC) – qui est essentiellement composé de factions de l’opposition syrienne sous l’égide de la Maison des Saoud – est en plein désarroi. Son chef, Royad Hijab, a récemment été renvoyé dans des conditions troubles. Ces factions se sont retrouvées à Riyad, parallèlement à Sotchi, les Saoudiens étant réduits, pour l’essentiel, à crier « Assad doit partir ».
La guerre de MBS contre le Yémen est un désastre – sans parler de la crise humanitaire épouvantable qui en découle. Le blocus du Qatar a dégénéré en farce. L’interférence flagrante au Liban via la saga de l’otage Hariri a également dégénéré en farce. L’Arabie Saoudite a perdu en Irak et en Syrie. Les prochaines décisions de MBS en matière de politique étrangère sont extrêmement imprévisibles.
En fin de compte, un dossier clé n’a apparemment pas été discuté à Sotchi : qui va financer la reconstruction de l’économie / infrastructure de la Syrie.
La Turquie et l’Iran ne peuvent pas se le permettre. La Russie pourrait aider seulement de façon marginale. La Chine a clairement fait savoir qu’elle voulait que la Syrie soit un centre du Levant dans les nouvelles routes de la soie, connu sous le nom d’Initiative de la ceinture et de la route (BRI) – mais ce n’est pas une priorité par rapport au Pakistan ou à l’Iran. L’UE se concentre sur son énorme psychodrame interne. Et le Golfe – surtout l’Arabie Saoudite et les EAU – est farouchement anti-4 + 1.
Avec Sotchi à l’esprit, une autre partie de joker est en jeu ; il s’agit de savoir comment une possible entente Trump-Poutine sera considérée par le Pentagone, la CIA et Capitol Hill – qui refusera toujours la notion d’un processus de paix dirigé par Poutine et sans le préalable du « Assad doit partir » .
La plupart de ce qui nous attend dépend de qui contrôlera les champs de pétrole et de gaz de la Syrie. C’est Pipelinistan encore une fois; toutes les guerres sont des guerres d’énergie. Damas n’acceptera tout simplement pas de laisser une manne énergétique au FSD soutenu par les États-Unis, dirigé de fait par les YPG.
Et la Russie non plus. Mis à part Moscou qui maintient une base stratégique sur la Méditerranée orientale, Gazprom finira par devenir un partenaire / opérateur d’investissement dans un gazoduc Iran-Irak-Syrie à nouveau réalisable, dont le principal client sera l’UE. Au-delà de Sotchi, la vraie guerre – du Pipelinistan -ne fait que commencer.
Traduction : Avic
Source : Réseau International
Version originale : http://www.atimes.com/article/syria-war-sochi-peace/