Analyses, informations et revue de presse sur la situation en Irak et du Golfe à l'Atlantique.
Traduction d'articles parus
dans la presse arabe ou anglo-saxonne.
François Burgat: la bataille d'Alep «marque un tournant»
Publié par Gilles Munier
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16 Août 2016, 16:26pm
Interview par Vincent Souriau (revue de Presse : Radio France Internationale-RFI – 9/8/16)*
La situation militaire et humanitaire en Syrie est, on le sait, très complexe. François Burgat, directeur de recherches au CNRS et auteur de Pas de printemps pour la Syrie aux éditions La Découverte fait le point pour RFI.
Vincent Souriau : Il y a quelques jours, la rébellion est parvenue à briser le siège imposé par le régime syrien depuis des semaines sur certains quartiers d'Alep. Est-ce cela peut marquer un tournant dans le conflit syrien ?
François Burgat : Oui je crois que ça marque un tournant. Il ne faut absolument pas préjuger de l’évolution militaire parce qu’on sait déjà qu’une contre-offensive se prépare, que des milices irakiennes notamment sont transportées dans les faubourgs d’Alep mais je pense que ce qui s’est passé le 6 août pourra sans doute être considéré, quelle que soit l’issue militaire à court terme, comme un tournant. Parce qu’il n’y a pas eu que cette victoire militaire inattendue, il y a eu ces fuites en provenance du Hezbollah, qui ont attesté que le moral de ces milices supplétives, qui se sont largement substituées au potentiel propre du régime, était très bas, qu’elles étaient inefficaces, que le reste de l’armée syrienne s’est très mal comporté au début du mois d’août. Il y a eu indiscutablement un déclic militaire et politique. Les combattants de la rébellion ont communiqué en direction des populations résidant dans les quartiers sous contrôle du régime. Elles ont communiqué avec une tonalité qui, malgré la présence de l’ex front el-Nosra au sein de la coalition, n’est pas du tout une tonalité sectaire. Donc oui je pense que c’est un moment important, même s’il y a des choses qu’on ne sait pas. Par exemple, ce que vont se dire Erdogan et Poutine. Il faut comprendre de la crise syrienne c’est que le rapport de force militaire n’est pas celui qui correspond à l’opinion public des Syriens, c’est un rapport de force complètement instrumentalisé par l’extérieur. Le camp der ceux qui soutiennent le régime s’est montré jusqu’à présent plus déterminé et efficace que celui qui dit soutenir l’opposition. Donc l’une des grandes hypothèques des heures à venir, c’est la rencontre entre poutine et Erdogan – les présidents turc et russe qui sont en tête à tête aujourd’hui à St Pétersbourg.
Vincent Souriau : Vous parliez tout à l‘heure de l’ex front al-Nosra parce que ce groupe a changé de nom très récemment, il a annoncé qu’il rompait ses liens avec Al-Qaïda. Comment interprétez-vous cette volteface ?
François Burgat : L’une des dimensions les plus spectaculaires de la nouvelle donne militaire, c’est le fait que pour la première fois il y a eu une très large union des groupes armés, qui est arrivée à fédérer 22 groupes. Pour la première fois de façon très explicite, il y a l’Armée syrienne libre et l’ex-Front al-Nosra. L’ex-Front al-Nosra a opéré il y a une dizaine de jours une manœuvre stratégique pour tromper l’opinion publique occidentale, en tout cas c’est ce que disent ceux qui ne veulent pas y croire. Pour ceux qui veulent y croire diront qu’il y a là une démarche qui est susceptible d’aider ce processus de fédération des opinions militaires. Personnellement, depuis très longtemps, j’ai assumé l’idée, parce que j’avais rencontré des leaders des groupes armés en Jordanie et ailleurs, j’ai toujours soutiens l’idée que le Front al-Nosra devait être dissocié de Daech dans ses comportements militaires et politiques sur le terrain. Donc oui, je pense que l’un des grands défis des occidentaux, c’est d’être capable de mettre le curseur sur des forces politiques que l’on va considérer comme fréquentable, ou dont on va accepter qu’elles font partie de ce lot de forces politiques parmi lesquels les Syriennes et les Syriens choisiront, le jour venu. Et je pense que oui, l’ex-Front al-Nosra devrait faire partie des forces politiques considérées comme fréquentables, je sais que c’est un terrain sur lequel le débat est très vif.
Vincent Souriau : A contrario, cela veut dire que la rébellion que l’on désignait comme modérée il y a encore quelques mois, n’a plus les moyens de mener bataille otute seule ?
François Burgat : C’est une évidence absolue, elle a été lâchée. Mon analyse est que nous avons dessiné un spectre fréquentable beaucoup trop étroit. Nous avons exclu année après année des groupes que nous considérions comme pas suffisamment laïcs. C’était d’après moi une erreur d’appréciation. Nous nous sommes retrouvés avec un échantillon de forces politiques fréquentables qui était à la périphérie du tissu militaire de la rébellion. Actuellement, la grande nouveauté c’est que l’Armée Syrienne Libre, en symbiose avec l’ex-Front Al-Nosra, a fait des communiqués ces derniers jours qui sont tout sauf sectaires, qui explicitent l’idée que ceux qui seront dans les mosquées ou dans les églises ou même ceux qui rendront les armes, ne seront pas ciblés, avec toute une terminologie destinée à se dissocier des méthodes, des objectifs et des catégories d’action de Daech. Voilà donc l situation d’aujourd’hui : pour la première fois, une opposition militaire dans un spectre très large incluant tous les groupes soutenus par les occidentaux, qui vient de remporter un succès militaire décisif :; des traces d’un désarroi profond des troupes du président Bachar al-Assad, qui ne tient que grâce à des milices d’importation – des chiites irakiens, qui semblent eux-mêmes manquer cruellement de détermination. Mais ce paysage ne doit pas nous faire oublier que les Russes ont encore une maitrise aérienne totale et ont encore la capacité de stimuler un processus de contre-attaque, donc les journées qui viennent vont être décisives, à la fois sur le plan militaire et diplomatique. Tout le monde attend ce qui va sortir de la rencontre de St Pétersbourg aujourd’hui.
Vincent Souriau : Cette rencontre va forcément influencer les négociations de Genève, qui doivent reprendre entre le régime et l’opposition...
François Burgat : Absolument. Les négociations de Genève ne peuvent avoir de sens que si le régime est en situation de devoir négocier. Or, notre stratégie de « tous contre Daech » et seulement contre Daech avait abouti au résultat extrêmement paradoxal de redonner au régime son arrogance extrême aux dernières négociations de Genève. Il ne voulait même pas considérer les représentants de l’opposition comme des gens de nationalité syrienne, c’était uniquement des mercenaires occidentaux. S’il se trouve dans une situation militaire un peu plus difficile, nous avons une chance – même modeste - que le processus revienne au centre et sorte de ce passage par les extrêmes auquel il était resté cantonné depuis 2-3 ans, depuis l’émergence de Daech et la reconfiguration de l’attitude occidentale liée à l’affirmation de Daech. Affaiblir le régime, ce pourrait être l’un des préalables à une négociation qui mériterait son nom et qui pourrait permettre d’entrevoir la sortie de crise.
Vincent Souriau : Un dernier mot à propos de Daech : le groupe Etat islamique recule. Est-ce encore une force prégnante en Syrie ?
François Burgat : Daech est encore une fore prégnante, indiscutablement. Il est absolument évident également que la coalition des troupes iraniennes, irakiennes, et des aviations e la terre entière, le fait reculer militaire mais tant que nous ne faisons que remettre aux milices kurdes et chiites irakiennes et iraniennes les clefs des champs de ruines causés par nos bombes, nous ne faisons pas avancer le pays vers une porte de sortie de crise. Il faut une alternative politique, qui ne peut être pensée qu’avec des forces crédibles au sein des sunnites irakiens et syriens. Jusqu’à présent, le caractère un peu monolithique de notre attitude – tous contre Daech, laissant le régime survivre, aidé massivement par les Russes – était à mon sens une erreur d’appréciation.