Par Pepe Escobar (revue de presse : Le saker francophone - 26/11/14)*
Finalement, le projet d’accord sur le nucléaire iranien a été avorté à Vienne. Est-ce un signe d’espoir ou devrions-nous tous courir aux abris et prier ? Les protagonistes, soit l’Iran et le groupe P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne), ont non seulement raté le délai original fixé au 24 novembre 2014, mais ils ont aussi imposé deux nouveaux délais : un premier fixé au 1er mars 2015 pour parvenir à un accord-cadre flou, puis un second (en théorie) fixé au 1er juillet pour conclure l’accord final.
La construction de l’accord sur le nucléaire iranien est un château de cartes menaçant de s’écrouler, avec l’arrivée d’un Républicain entrebâillant la porte (des négociations) et provoquant probablement le courant d’air fatal. Cartoon par Patrick Chappatte
Les négociations entamées entre le groupe P5+1 et l’Iran sont menées en vertu du Plan d’action conjoint adopté à Genève en 2013, qui appelle à la suspension de certaines composantes du programme nucléaire iranien en échange de la levée des sanctions, mais pas toutes. Il faut dire qu’une partie de ces sanctions illégales n’ont absolument rien à voir avec le programme nucléaire iranien et qu’elles doivent être levées par le congrès des USA.
Sept mois, c’est une éternité en géopolitique. Les diplomates iraniens ont essayé de garder bonne contenance, en précisant que le report était après tout un moindre mal, puisqu’il n’y avait pas eu d’escalade dans la rhétorique, ni de nouvelles sanctions.
Pourtant, ces sept mois supplémentaires prêtent le flanc aux attaques en règle des négociations, par les suspects habituels (radicalisés), qui forment à Washington une impressionnante cohorte de va-t-en-guerre (les républicains de manière massive, la plupart des démocrates, les néoconservateurs, les lobbys israélien et saoudien, ainsi que les secteurs clés du complexe militaro-industriel).
De leur côté, le chef du Corps des Gardiens de la révolution islamique, le général Mohammad Ali Jafari, et le chef de la milice basij, le général Mohammad Reza Naghdi, ont critiqué, non seulement les négociations comme telles, mais aussi certains des pays du groupe P5+1.
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
Les principaux points en litige demeurent le nombre de centrifugeuses que l’Iran est autorisé à posséder, la durée de l’accord (l’Iran est prêt à aller jusqu’à cinq ans, les USA veulent le prolonger au-delà de dix ans) et le calendrier pour la levée des sanctions (l’Iran veut la levée immédiate de toutes les sanctions imposées par l’ONU, les USA et l’Union européenne, alors que les USA tiennent à un processus lent et graduel).
Le principal objectif tient toujours : d’abord et avant tout la normalisation des relations entre l’Iran et les USA (le mur de méfiance les sépare maintenant depuis 35 ans), puis entre l’Iran et l’Union européenne. Soit dit en passant, les relations de l’Iran avec la Russie et la Chine sont excellentes.
Il est assurément justifié de soutenir que tout ce drame interminable ne repose sur rien, pour la simple et bonne raison que l’Iran n’a pas de programme d’armes nucléaires (ce que reconnaît même ce foisonnement d’acronymes formé par l’ensemble des services du renseignement des USA). Téhéran se sert d’installations civiles d’enrichissement pour produire de l’électricité.
L’administration Obama donne l’impression de consentir à ce que l’Iran se dote d’un programme nucléaire civil qui ne pourrait être détourné à des fins militaires. Aux USA, on essaie de faire passer cela comme quelque chose d’anodin.
Il est quand même aberrant que les dernières négociations, à Oman, puis à Vienne, qui ont culminé avec les discussions qu’ont tenues sept ministres des Affaires étrangères rassemblés dans la même pièce, n’aient pas réussi à aplanir les détails, même dans un langage acceptable pour l’opinion publique à l’intérieur de chaque pays.
À Oman, afin de résoudre la controverse entourant les centrifugeuses, la Russie a offert de garder la majeure partie du stock d’uranium non enrichi de l’Iran. C’était la version remixée d’une idée lancée pour la première fois il y a cinq ans. L’offre de Moscou visait à soutenir Téhéran dans ses demandes (légitimes), avec la promesse d’aider l’Iran dans le développement de son programme nucléaire.
De toute évidence, les négociateurs iraniens se sont servis de l’offre russe pour convaincre Washington d’être plus réaliste. Ce qui était déjà clair à ce moment-là, c’est que Téhéran ne sacrifiera aucun de ses droits pour obtenir un accord, sur la base d’une vague promesse d’allègement d’une partie des sanctions.
Après tout, le mois dernier, le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, a publié une liste contenant onze points à respecter, qualifiés de lignes rouges. Ces onze points sont non négociables et comprennent le droit de faire de la recherche nucléaire et d’enrichir de l’uranium à des fins civiles.
Des observateurs bien placés à Téhéran soulignent que le président Rohani est un modéré, qui ne vendra pas (ou ne sera pas autorisé à vendre) l’économie du pays à l’oncle Sam. L’un d’eux m’a dit ceci : « il a la situation en main en ce qui concerne l’économie, en étant parvenu à contenir une inflation galopante. Au chapitre de la réconciliation avec le grand Satan, le patron ne lui permettra pas d’arriver à un compromis au détriment de la sécurité économique, culturelle et nationale, et des droits nationaux ».
Il n’en demeure pas moins que quelque chose a mal tourné dimanche à Vienne. En matinée, il n’était question que des derniers détails, après qu’une fuite eut souligné qu’un accord était à plus de 90 % chose faite. Puis voilà qu’en soirée, on a commencé à mettre l’accent sur un prolongement des pourparlers du côté des USA.
Personne n’a dévoilé ce qui a tué l’accord à la onzième heure. Il est fort possible que ce soit une autre demande des USA n’ayant rien à voir avec la question nucléaire (il y a des précédents). Ce pourrait être, par exemple, que l’Iran cesse de soutenir le Hezbollah, un élément dont pourrait fort bien se servir l’administration Obama pour vendre l’accord à Washington.
Pour Obama, il est plus facile de négocier avec l’Iran qu’avec ses compatriotes républicains. Cartoon par Branco
Alerte rouge au Capitole
Ce qui est sûr, c’est que lorsque les républicains prendront les rênes du Sénat des USA en janvier, ça va être l’enfer. Le moindre aspect d’un accord éventuel sera démoli systématiquement, car l’objectif clé se transformera en hydre à deux têtes : diaboliser l’Iran tout en empêchant Obama le canard boiteux de remporter sa seule victoire en matière de politique étrangère de toute la durée de ses deux mandats.
La fuite d’une lettre d’Obama à Khamenei sur la possibilité d’une coopération non militaire entre les USA et l’Iran dans la lutte contre Da’ech/EIIL/EIIS a déjà ouvert les portes d’un mini-enfer. L’extrême droite américaine va toujours considérer Téhéran comme une entité démoniaque, qui déteste Israël et aide le Hezbollah ainsi qu’al-Assad en Syrie, et soutenir qu’un changement de régime s’impose.
L’administration Obama a donc perdu à Vienne sa dernière occasion de conclure un accord de son propre chef. Si le Capitole arrive à ses fins dans la première moitié de 2015 (aucun effort ne sera ménagé), l’horrible possibilité d’une attaque contre l’Iran reviendra sur la table, peut-être pas à la fin du règne de l’administration Obama et pendant la campagne électorale de 2016, mais sûrement lorsque la présidente en attente, Hillary Clinton, prendra le pouvoir.
L’Iran ne va certes pas rester les bras croisés. L’intégration commerciale, financière et militaire avec la Russie et la Chine va passer à la vitesse supérieure, au détriment des intérêts commerciaux de l’Occident, qui sont énormes. L’Iran a déjà trouvé un moyen de contourner les sanctions, pour exporter des produits pétroliers en Chine, au Japon et en Corée du Sud. Par ailleurs, Téhéran et Moscou ont déjà établi le cadre de référence d’un accord pétrole contre marchandise d’une valeur de 20 milliards de dollars.
En outre, l’économie de résistance autoproclamée de Khamenei continuera de trouver de nouveaux moyens de contourner le blocus financier féroce (et illégal, répétons-le) imposé par les USA.
Ce que veut Téhéran, c’est maintenir son programme nucléaire (comme le permet le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires) et se débarrasser du régime de sanctions une fois pour toutes. Mais que veut l’administration Obama au juste ?
Même en tenant compte du triste gâchis de la doctrine autoproclamée d’Obama en matière de politique étrangère, qui consiste à ne pas faire de conneries, il est permis de penser que l’administration Obama se contenterait du fait que l’Iran et l’Arabie saoudite mettent un couvercle sur la marmite au Moyen-Orient, sans essayer de modifier les rapports de force.
C’est ici que les choses deviennent intéressantes. Car si la marmite cesse de bouillonner, Washington pourra vraiment redéployer sa présence militaire en direction de la Russie et de la Chine (eh oui !). Mais vu la médiocrité stupéfiante dont sait faire preuve l’équipe chargée de ne pas faire de conneries, l’hypothèse va probablement continuer de relever du domaine des vœux pieux.
Traduction : Daniel pour Vineyardsaker.fr
*Source : Iran nuclear deal enters the danger zone, Russia Today, 25-11-2014
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).