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par Fehim Tastekin (revue de presse : The Cradle - 30 mai 2025)*
Sharaa troque le pouvoir contre les principes : il courtise l'Occident, élimine ses rivaux et invoque le passé omeyyade pour consolider le régime néo-islamiste dans la Syrie post-Assad.
Après qu'Abu Mohammad al-Julani (Ahmad al-Sharaa), président autoproclamé de l'autorité dirigée par Hayat Tahrir al-Sham (HTS) en Syrie, a serré la main du président américain Donald Trump à Riyad le 14 mai, une tempête d'interrogations a éclaté sur l'avenir de la coalition islamiste extrémiste qu'il dirige.
Parmi les cinq conditions posées par Trump pour lever les sanctions figure le retrait des militants étrangers de Syrie. Cette exigence pourrait remettre en cause le leadership de Julani au sein des rangs militants.
Ce n'est toutefois pas la première épreuve à laquelle Julani est confronté. Son revirement stratégique, qui l'a conduit à abandonner le militantisme d'Al-Qaïda et de l'État islamique au profit d'un islamisme “modéré” sous la tutelle des services du renseignement turcs, américains et britanniques, a déjà fracturé la cohésion des extrémistes salafistes.
Pour les stratèges étrangers partisans d'un changement de régime, l'attrait de HTS réside dans sa capacité à former une structure gouvernementale, à maintenir la discipline interne et à neutraliser ou assimiler les factions rivales à Idlib.
Le démantèlement forcé par Julani de Hurras al-Din, formé par des fidèles d'Al-Qaïda, en est un exemple, qui a incité les soutiens occidentaux à proclamer : “C'est notre homme”.
Des groupes liés à Al-Qaïda, notamment Ansar al-Tawhid, Ansar al-Islam, Ansar al-Din, Jaish al-Izza et le Front de libération nationale, se sont alignés sous la direction de HTS dans les quartiers généraux de Fatah al-Mubin. Ils ont été rejoints par des combattants étrangers du Parti islamique du Turkestan (Ouïghours), Ajnad al-Kavkaz (Caucasiens), Ajnad al-Sham (Tchétchènes), Jaish al-Muhajirin wal-Ansar (Caucasiens) et la Brigade Imam Bukhari (Ouzbeks).
Le sort de ces combattants étrangers dans la “nouvelle Syrie” est désormais au cœur d'un dilemme.
Ce qui a rendu HTS acceptable aux yeux des acteurs occidentaux, c'est le départ probablement orchestré de Julani de l'État islamique en 2013 et sa rupture avec Al-Qaïda en 2016, qui lui ont permis de se concentrer uniquement sur la Syrie, de ne viser que le gouvernement de l'ancien président Bachar al-Assad et de réorienter les combattants étrangers vers cet agenda nationaliste. Les détracteurs du plan de Trump affirment que ces combattants étrangers ont depuis longtemps embrassé le djihad contre cet “ennemi proche” et ne représentent aucune menace extérieure.
Le cadre proposé par Trump, qui tolère les factions extrémistes syriennes à l'exception de l'État islamique tout en exigeant l'expulsion des combattants étrangers, dépasse les limites fixées par le bloc d'intervention étrangère après la chute d'Idlib en 2015.
L'objectif stratégique consistait à absorber ces militants dans le contexte syrien, et non à les rapatrier ou à les disperser. HTS est devenu à la fois un rempart et un antidote au “djihadisme” mondial. La principale préoccupation de Washington portait sur “la marque État islamique”, et non sur les islamistes extrémistes contrôlant Idlib. De leur côté, les gouvernements européens, réticents à reprendre leurs combattants étrangers, ont préféré payer les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis pour qu'elles jouent le rôle de geôliers.
Les discours des médias occidentaux et du golfe Persique, qui affirment que ces groupes “ont soutenu la révolution syrienne”, “se sont intégrés dans la société” et “ne représentent aucune menace en dehors de la Syrie”, reflètent ce calcul géopolitique. D'autres minimisent les atrocités commises contre les Alawites, présentant la déportation comme un facteur de déstabilisation.
Rien à voir avec l’expulsion les Palestiniens
Après la destitution de l'ancien président Assad le 8 décembre, Julani a offert la citoyenneté aux combattants étrangers afin de récompenser leur loyauté et de dissuader les défections. Il a accordé le grade de général de division ou de colonel à certains commandants originaires de Jordanie, d'Égypte, du Daghestan, de Turquie, du Turkestan oriental, du Tadjikistan et d'Albanie.
Ces mesures, bien que controversées, visaient à contourner les mesures punitives contre les militants étrangers. Bien que Damas ait apparemment mis en garde contre ces nominations, HTS a maintenu le flou sur la question.
L'expulsion des combattants étrangers n'est pas comparable à celle des dirigeants de la résistance palestinienne. Dans les cercles islamistes salafistes, une telle mesure serait considérée comme une trahison, risquant de provoquer des divisions et des réactions violentes. Les combattants rapatriés risquent l'emprisonnement ou l'exécution dans leur pays d'origine.
HTS cherche donc des compromis : les combattants extrémistes étrangers pourraient être écartés des postes de direction, renoncer à cibler d'autres pays – en particulier Israël – et s'aligner sur le nouveau gouvernement. Ceux qui menacent l'ordre émergent pourraient être discrètement réinstallés dans des pays tiers.
Dans de tels scénarios, la Turquie reste la destination privilégiée, offrant protection, mobilité et intégration. Si les fugitifs de l'État islamique de Mossoul et Raqqa ont pu trouver refuge dans des villes turques comme Ankara et Bursa, les factions alignées sur HTS le peuvent aussi.
Les limites du pragmatisme
Mais le pragmatisme a ses limites. L'État islamique est redevenu un aimant pour militants désabusés, qualifiant Julani et le HTS d'apostats ayant trahi l'islam à des fins politiques. Le 29 mai, l'État islamique a revendiqué sa première attaque contre les forces du nouveau gouvernement syrien depuis la chute du régime d'Assad.
Dans un communiqué, l'État islamique a affirmé avoir placé un engin explosif dans un véhicule des forces syriennes dans la province méridionale de Soueida.
Compte tenu des affrontements sanglants entre HTS et l'État islamique depuis 2014, l'alliance de Julani avec la coalition internationale contre l'État islamique n'est pas surprenante, et peut-être même essentielle à sa survie.
La démonstration par HTS d'armes prétendument saisies à l'État islamique dans la Ghouta occidentale est un message adressé aux partisans de la coalition : HTS peut être votre partenaire.
Mais si Julani ne parvient pas à étendre le soutien dont il bénéficie au sein du gouvernement alors que l'État islamique gagne en influence, HTS pourrait se retrouver dans une position délicate. Il faudrait alors rassembler toutes les factions militantes au sein d'une armée unifiée. Or, le ministre de la Défense du gouvernement dirigé par HTS, Murhaf Abu Qasra, bien que revendiquant un succès après avoir donné aux combattants jusqu'au 17 mai pour dissoudre leurs factions et s'intégrer dans la nouvelle armée nationale, n'a guère montré de progrès substantiels.
Les différends entre militants sont moins idéologiques que matériels – ils portent sur les fonctions, les grades et le contrôle. Certains groupes comme Ahrar al-Sham, Jaish al-Islam, Jaish al-Izza et les unités de l'Armée nationale syrienne (SNA) soutenues par la Turquie ont rejoint la nouvelle structure. Mais l'ampleur de cette intégration reste opaque, aucun commandement central n'ayant été établi.
Durant cette même période d'ultimatum, le Parti islamique du Turkistan (TIP) aurait rejoint la nouvelle 84e division, ce que des sources locales ont démenti. Le TIP reste crucial pour Julani, et serait même impliqué dans sa protection personnelle.
Au-delà de l'État islamique, d'autres factions rejettent la légitimité de HTS. Saraya Ansar al-Sunnah, un groupe radical invoquant Ibn Taymiyya, a revendiqué la responsabilité de massacres anti-minorités et menace d'ouvrir de nouveaux fronts.
Bien que son chef, Abu Aisha al-Shami, reste dans l'ombre, le groupe accuse HTS d'apostasie, mais ne l'a toutefois pas encore attaqué ouvertement. Son message : “La lutte pour l'avenir de la Syrie n'est pas terminée”.
Un autre groupe, Sayf al-Bahr, a disparu après avoir revendiqué plusieurs attentats.
Fractures
HTS fait face à une opposition croissante au sein des cercles salafistes extrémistes. L'État islamique a déclaré la guerre à HTS le 12 décembre, tandis que Hurras al-Din, le réseau de cellules dormantes d'Al-Qaida, s'est dissous le 28 janvier, mais a appelé les sunnites à conserver les armes contre les tyrans et les menaces étrangères.
Ces divisions se sont accentuées avec deux événements clés : la déclaration constitutionnelle de Julani le 13 mars et sa rencontre avec Trump. Alors que les détracteurs y ont vu une trahison, les pragmatiques ont appelé à la patience.
Mais la réaction a été violente. Le religieux salafiste Abu Qatada al-Filistini, pourtant auparavant conciliant sur la dissimulation religieuse (taqiyya), a averti Julani que le moindre écart de la charia constitue une apostasie.
L'idéologue jordanien Abu Mohammad al-Maqdisi est allé plus loin, dénonçant Julani comme un kafir [kafir : terme arabe signifiant non-croyant, non-musulman] pour avoir adopté des lois laïques et qualifiant ses défenseurs d'apostats.
Alors que Maqdisi dénonçait Julani comme un apostat, un membre fondateur du HTS, le religieux saoudien Sheikh Abdullah al-Muhaysini a salué le chef du HTS comme étant un “phénomène rare dans l'histoire” :
“Il sauve son pays des sanctions, le tire de l'abîme et des guerres internes, et le hisse au rang des grandes nations. Il n'a abandonné ni ses frères ni ses principes”.
L'État islamique, lui aussi, a fustigé Julani, le qualifiant de traître, et a exhorté les combattants étrangers à déserter HTS.
Sur fond de luttes intestines entre salafistes, l'occupation israélienne du plateau du Golan et de larges pans du sud de la Syrie n'est pas une priorité. Pourtant, des informations font état de négociations entre Julani et Tel Aviv, facilitées par la Turquie et les Émirats arabes unis, en vue d'un “pacte de sécurité”. Des opérations conjointes présumées contre les partisans de la ligne dure de HTS à Homs suggèrent une purge interne alignée sur les efforts de normalisation.
Malgré la divergence des stratégies islamistes extrémistes, le pragmatisme l'emporte actuellement sur le radicalisme, motivé par l'attrait du pouvoir, de la souveraineté et des ressources, et par le fantasme de la renaissance du califat omeyyade.
*Source : The Cradle
Traduit par Spirit of Free Speech