Suite de l'interview de Dominique Delawarde
7) Le canal d’Istanbul vous parait-il une perspective raisonnable ?
Le projet de canal d’Istanbul qui relierait la mer de Marmara à la mer noire en doublant le traditionnel passage des détroits est l’héritier de plusieurs projets beaucoup plus anciens, multiséculaires pour certains, qui ont tous été abandonnés, le plus souvent faute de moyens.
Ce projet aujourd’hui très controversé pour des raisons écologique, politique et économique est un vieux rêve relancé par Erdogan, il y a une quinzaine d’années.
Le 27 juin 2021, le président Erdogan a posé la première pierre du premier ouvrage.
La durée des travaux, initialement prévue pour 7 ans, risque fort d’être prolongée faute de moyens financiers, car l’économie turque n’est toujours pas au mieux de sa forme.
Comme tous les projets de grand canal turcs précédents, il y a de fortes chances que ce projet pharaonique soit abandonné lui aussi. Notons que même les chinois ont renoncé, pour l’instant, à creuser le canal du Nicaragua qui devait doubler le canal de Panama. Wikipedia
8) De manière générale quelles sont les perspectives de l’OTAN en mer Noire ?
Les perspectives de l’OTAN en mer Noire sont et seront évidemment moins bonnes qu’elles ne l’étaient avant le déclenchement de l’opération spéciale si, comme c’est probable, la Russie l’emporte en Ukraine, s’empare d’Odessa et prive ce qui restera de l’Ukraine de tout accès à la mer Noire.
Lorsque la guerre prendra fin, un traité sera signé, très probablement aux conditions de la Russie. Ce traité définira les nouvelles frontières terrestres et maritimes de l’Ukraine.
La Russie qui pourrait bien alors avoir conquis toute la région côtière de l’Ukraine sur la mer Noire, en fin d’opération spéciale, récupérera l’immense territoire maritime qui lui était associé, multipliant par trois la superficie de ses eaux territoriales et de sa zone économique exclusive en mer Noire et récupérant les importantes réserves de gaz ukrainiens découvertes au large de l’île du Serpent.
La portion restant aux pays proches de l’OTAN, dont l’Ukraine fait partie, sera réduite d’autant.
Les perspectives de l’OTAN en mer Noire seront donc subordonnées plus que jamais à une bonne entente USA-Turquie qui est et restera fragile.
Les manœuvres navales de l’OTAN en mer Noire devront alors se limiter, au mieux, à une moitié de cette mer : au sud, dans les eaux géorgiennes et turques et à l’Ouest dans les eaux bulgares et roumaines . Si la Turquie venait à basculer dans le camp de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï), les perspectives et le pouvoir de nuisance de l’OTAN en mer noire seraient réduits à néant.
Territoires maritimes avant 2014
(Après l’Opération Spéciale, la Russie devrait récupérer tout ou partie du domaine maritime ukrainien en mer Noire.)
XM – 9) De manière générale comment interprétez-vous les positionnements actuels de la Turquie
vis-à-vis de la Russie ?
Le président turc donne l’impression de naviguer à vue en mettant, au premier plan, l’intérêt de son pays. Il cherche à tirer un maximum d’avantages de sa position d’allié majeur et incontournable de l’OTAN sans pour autant sacrifier sa bonne relation avec Poutine, partenaire loyal.
Il observe avec intérêt la bascule du monde et la conquête progressive, par les BRICS et l’OCS, de la suprématie économique, commerciale et financière mondiale, qui conduit inévitablement, à terme, à la suprématie militaire. Il se tient, très habilement, un pied dans chaque camp, position qu’il tiendra probablement le plus longtemps possible, pour en tirer un maximum d’avantages pour son pays.
Si les événements à venir et l’intérêt de son pays le suggèrent ou l’exigent, La Turquie saisira toute opportunité pour changer de camp sans état d’âme. Partenaire de discussion de l’OCS depuis onze ans, elle y est prête et peut le faire du jour au lendemain. C’est ce qui fait aujourd’hui sa force.
Question posée par un lecteur – 10 – Si la Russie reprend la ville russe d’Odessa, peut-elle et devrait-elle aller jusqu’à Izmaïl à la frontière roumaine ?
Si la Russie reprend la ville d’Odessa, mon avis personnel est qu’elle doit aller jusqu’à Izmaïl, et qu’elle le pourra, pour les raisons suivantes:
a – La Mer Noire est le poumon de l’Ukraine. Si, pour assurer sa sécurité de manière durable, la Russie veut transformer ce qui restera de l’Ukraine otanisée en état inoffensif, croupion et dysfonctionnel, elle doit absolument l’empêcher de “respirer” définitivement, c’est à dire lui couper tout accès à la mer Noire.
b – Par ailleurs la zone maritime en mer Noire, liée à la région d’Izmaïl, est justement celle où les gisements ukrainiens de gaz en mer sont le plus prometteurs.
c – Si la Russie veut faire la liaison avec la région pro-russe de Transnitrie pour établir une continuité et mieux pouvoir la protéger contre les vexations ou exactions d’un gouvernement Moldave prooccidental, elle doit forcément couper à l’Ukraine tout accès à la mer.
d – Laisser à l’Ukraine, un port, si petit soit-il aujourd’hui, voisin de la Roumanie, c’est permettre, à terme, aux navires civils et militaires des pays de l’OTAN, d’y accéder. Ce serait une plaie, peut-être même un risque, sur le long terme, de voir l’OTAN, si elle survit à sa défaite en Ukraine, s’y installer.
La victoire russe ne sera donc totale au Sud de l’Ukraine, que si la Russie s’empare d’Izmaïl (70 000 habitants)
Vidéo (27:48): « Les enjeux militaro-économiques de la Mer Noire »