Par Nada Al-Hagrassy (revue de presse : Al-Ahram hebdo – 7/9/22)*
L’incapacité des organisations chiites en Iraq de trouver un terrain d’entente sur la formation du gouvernement réveille une vieille rivalité sur le monopole de l’autorité religieuse à Najaf en Iraq et celle de Qom en Iran. Analyse.
Les violents affrontements, qui ont éclaté les 29 et 30 août dans la Zone verte de Bagdad, faisant 28 morts, ont démontré la profondeur du fossé qui sépare les deux pôles du chiisme politique en Iraq : les partisans du leader nationaliste chiite, Moqtada Al-Sadr, et le Cadre de coordination, une alliance composée de partis et de factions pro-Iran. Derrière ce faceà- face entre ces deux organisations chiites en discorde se cache une vieille rivalité sur le monopole de l’autorité religieuse entre celle de Najaf en Iraq et de Qom en Iran. Ces deux camps chiites rivaux n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la nomination d’un nouveau gouvernement. Selon beaucoup d’analystes, il s’agit d’un combat identitaire qui gagne du terrain entre ceux qui veulent prêter allégeance à l’Iran et ceux qui prônent le projet du nationalisme chiite iraqien, un projet qui s’inscrit dans l’histoire de ce pays. Quels sont les rapports de force entre les principaux acteurs responsables de cette crise politique en Iraq ?
Al-Sadr : Le nationalisme chiite
Le courant sadriste est le mouvement le plus important sur la scène politique et populaire en Iraq depuis 2019. Ses partisans ont joué un rôle majeur dans les manifestations populaires inédites d’octobre 2019 réclamant un changement de gouvernement, le contrôle des armes et la libération du pays de l’ingérence iranienne. En fait, Al-Sadr est le fils de l’Ayatollah Mohamad Sadek Sadr, champion d’un chiisme militant que Saddam Hussein a fait assassiner en 1999. Ce courant qui a refait surface après la chute du régime de Saddam Hussein en 2003 gagne en popularité. C’est pourquoi il a réussi à remporter une nette victoire électorale lors des élections législatives d’octobre 2021, devenant ainsi le premier bloc au parlement avec 73 sièges sur 329. Al-Sadr a refusé de former un gouvernement de consensus et a insisté sur le fait de former un gouvernement d’union nationale avec les autres composantes politiques sunnites et kurdes.
Le Cadre de coordination : Une coalition pro-iranienne
Les échecs des négociations entre les Sadristes et leurs rivaux chiites ont poussé les députés sadristes à démissionner en juin dernier en réclamant la dissolution du parlement et la tenue d’élections législatives anticipées. C’est grâce à son influence populaire qu’Al-Sadr mise sur la rue iraqienne pour atteindre son objectif. En face se dresse « le Cadre de coordination », le grand rival chiite d’Al-Sadr qui regroupe la formation de l’ancien premier ministre, Nouri Al-Maliki, et les représentants du Hachd Al-Chaabi, ex-paramilitaires intégrés aux forces régulières. Au départ, ces forces ont remis en cause la crédibilité et l’intégrité des résultats des élections législatives qui ont donné la majorité des sièges au courant sadriste. Ensuite, elles ont rejeté à plusieurs reprises l’idée de la formation d’un gouvernement d’union nationale qui, selon elles, menace profondément leur puissance sur la scène politique iraqienne et le projet d’expansion régional de l’Iran. La nomination de Mohamad Chia Al-Soudani, ancien ministre, comme candidat au poste de premier ministre par le Cadre de coordination incarne bien cette tendance. Après la démission des députés sadristes, le Cadre de coordination devient la force la plus importante dans l’hémicycle avec 130 députés. Ce qui lui permet de s’allier avec d’autres blocs pour former le gouvernement.
Bras de fer politique
L’autre volet de la crise concerne les relations entre Moqtada Al-Sadr et Téhéran. En fait, les affrontements dans la Zone verte sont intervenus le lendemain d’un communiqué publié par l’ayatollah Kazem Al- Haeri, autorité jurisprudentielle du courant sadriste, où il a annoncé sa retraite pour des raisons de santé avant d’accuser Al-Sadr de chercher à démanteler la composante chiite et d’appeler ses partisans à suivre les directives de l’autorité de l’ayatollah Ali Khamenei à Qom en Iran. Selon Safinaz Mohamad Ahmad, experte des affaires du monde arabe au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, la déclaration d’Al-Haeri en tant qu’une référence religieuse aura de graves conséquences sur les interactions politiques en Iraq. Al- Haeri tente de priver Al-Sadr de ce que l’on peut appeler le leadership politique populaire dont il jouit pour des raisons religieuses. Dans ce contexte, le rôle caché de l’Iran poussant Al-Haeri à se retirer de ses fonctions comme référence religieuse héritée par la famille Al-Sadr, fait surface. En outre, le communiqué d’Al-Haeri appelant les chiites iraqiens à suivre l’autorité du guide suprême iranien, Ali Khamenei, comme étant « le plus capable de gérer le conflit avec les forces d’oppression », place l’autorité chiite iraqienne à Najaf dans une position inférieure à celle de Qom en Iran. Ce qui alimente, selon beaucoup d’observateurs, une vieille et profonde dispute sur le « contrôle de la direction chiite » entre les deux références religieuses à Qom et à Najaf. Mais les effets de la déclaration d’Al-Haeri ne s’arrêtent pas, selon Safinaz Mohamad Ahmad, ils risquent de conduire d’un autre côté à une nouvelle escalade militaire chiite-chiite, plus précisément entre le mouvement sadriste et certaines des milices du Hachad Al-Chaabi qui pourraient considérer la déclaration d’Al-Haeri comme une fatwa religieuse contre Al-Sadr. En attendant le verdict de la Cour suprême fédérale concernant la dissolution du parlement, les craintes augmentent et la scène politique en Iraq est ouverte à toutes les éventualités, notamment celle de nouveaux affrontements armés intra-chiites.
*Source : Al-Ahram hebdo