Par Dan Glazebrook (revue de presse : Middle East Eye – 11/1/19)*
Il est temps pour les factions libyennes de renouer avec leurs propres négociations et de rejeter l’ingérence destructrice des puissances étrangères
L’année 2018 a été une autre année difficile pour la Libye, qui n’a pas connu la paix depuis la destruction de son gouvernement par le bombardement de l’OTAN en 2011.
En juin, des affrontements ont eu lieu entre Tobrouk et Sidra pour le contrôle du « croissant pétrolier » du pays. Le chef de milice Ibrahim Jadhran s’est brièvement emparé de la région et a anéanti la quasi-totalité de la production pétrolière libyenne avant d’être évincé par l’Armée nationale libyenne (ANL) commandée par Khalifa Haftar. Il s’agissait de la neuvième fois depuis 2011 que le croissant changeait de mains à la suite d’attaques violentes, chaque épisode ayant coûté cher au pays sur le plan des exportations et du niveau de vie.
En l’espace de quelques mois, Tripoli a elle-même été la cible d’attaques : au moins 115 civils ont été tués alors que des milices rivales se disputaient le contrôle de la capitale, provoquant le déplacement de 25 000 personnes.
Alors qu’un cessez-le-feu parrainé par l’ONU semble tenir à Tripoli pour le moment, les combats se poursuivent dans le sud du pays, perturbant l’accès à des services essentiels.
Un échiquier ensanglanté
Dans le même temps, la Libye continue de servir d’échiquier ensanglanté pour les rivalités entre les puissances occidentales, où la France et l’Italie soutiennent des camps différents de la guerre civile qui se poursuit et cherchent à se positionner en tant que « puissance indispensable » dans la région. À cette fin, Emmanuel Macron a organisé en mai une conférence à Paris – dont les Italiens ont été exclus –, alors que l’Italie a organisé son sommet concurrent à Palerme six mois plus tard.
Aucune de ces deux rencontres n’a abouti à quoi que ce soit de concret pour les Libyens, à ceci près que la promesse d’élections en décembre formulée par le président français a effectivement suscité de nouvelles violences, au cours desquelles chaque camp a cherché à créer des faits sur le terrain en prévision du soi-disant scrutin. Inutile de préciser que les élections n’ont jamais eu lieu – et qu’elles n’auraient pas pu avoir lieu, faute de cadre constitutionnel consensuel pour les mener à bien.
La question est la suivante : les catastrophes qui ravagent encore la vie des Libyens sept ans après la noble intervention de l’Occident reflètent-elles un échec ou un succès de la politique de l’OTAN ? Et qu’a accompli l’Occident depuis pour créer la situation actuelle ?
La vérité est que le bombardement de la Libye par l’OTAN en 2011 n’a jamais été une question de droits de l’homme. Il a plutôt été question de créer volontairement un État défaillant pour faire en sorte que le pays ne puisse plus jamais ressurgir en tant que puissance forte, unie et indépendante capable de remettre en cause les desseins occidentaux en Afrique. À cette fin, les principales puissances de l’OTAN ont continuellement agi pour émanciper les centaines de milices rivales du pays et les faire entrer en guerre les unes contre les autres.
Des gains constants pour l’ANL
En 2014, les Libyens en ont eu assez. Les parrains politiques des milices ont été clairement rejetés lors des élections à la Chambre des représentants de cette année-là. Mais plutôt que d’accepter la défaite, ceux-ci ont initié un coup d’État militaire en attaquant Tripoli et en délogeant le gouvernement, qui a été contraint de partir à Tobrouk, dans l’est du pays.
Leur attaque a marqué le début d’une nouvelle guerre civile en Libye entre les forces qui soutenaient l’ancien Parlement – le Congrès général national (CGN) défait – et celles qui soutenaient la Chambre des représentants nouvellement élue.
Dans cette guerre, les membres de la Chambre des représentants avaient deux atouts majeurs de leur côté.
Premièrement, l’ANL, la force de combat la plus importante et la plus efficace du pays, leur avait prêté allégeance. Au cours de l’année qui a suivi, l’ANL a enregistré des gains constants et fin 2015, elle était sur le point de reprendre Benghazi à une coalition de milices dirigée par Ansar al-Charia, groupe affilié à al-Qaïda.
Deuxièmement, en tant que Parlement élu, la Chambre des représentants était reconnue internationalement comme le gouvernement légitime de la Libye.
Dans le même temps, les partisans du gouvernement antérieur à 2011 se sont renforcés. En août 2015, les fidèles de Mouammar Kadhafi dirigeaient ouvertement de grandes manifestations publiques en Libye, tandis que l’est du pays s’acheminait vers une réconciliation avec le Mouvement vert de l’ancien leader – l’ANL recrutait alors ouvertement des fidèles de Kadhafi au sein de ses forces.
Enfin, à l’issue d’avancées particulièrement préoccupantes pour les forces perturbatrices qui avaient semé le chaos en Libye, la fin de la guerre civile entre les deux Parlements semblait à portée de main fin 2015. Les deux camps belligérants ont signé un cessez-le-feu en janvier 2015 et, en décembre de la même année, les chefs des deux Parlements rivaux ont signé un accord sur la structure d’un gouvernement d’union nationale.
Ces trois avancées – les progrès enregistrés par l’ANL, la réconciliation avec les fidèles de Kadhafi et le succès des négociations menées par la Libye – ont porté un coup dur à la politique de déstabilisation par le biais des milices mise en place par les États-Unis et le Royaume-Uni. Il fallait faire quelque chose. C’est là que l’ONU est entrée en scène.
Des négociations parallèles
Depuis plus d’un an, l’ONU menait ses propres négociations séparément sous l’œil vigilant de responsables britanniques, italiens, américains et du Fonds monétaire international (FMI), baptisées « dialogue libyen », par le biais desquelles elle tentait en vain de persuader les deux Parlements de soutenir l’Accord politique libyen (APL) malgré ses profondes imperfections.
Alors que les propres négociations parallèles entre les Libyens prenaient de l’ampleur, les responsables occidentaux craignaient de plus en plus de voir leur plan être marginalisé.
Comme un diplomate de l’UE l’a reconnu en toute franchise, « la pression pour signer l’accord est venue des membres du Dialogue politique qui craignaient que l’initiative libyo-libyenne ne gagne en popularité ». Sans surprise, selon l’International Crisis Group (ICG), ce sont « les membres permanents du Conseil de sécurité les plus engagés – les États-Unis, le Royaume-Uni et la France – [qui] se sont le plus exprimés en faveur de pressions exercées par l’ONU pour finaliser l’accord ».
Ces mêmes puissances qui avaient détruit la Libye quatre ans plus tôt étaient prêtes à tout pour ne pas être marginalisées par une initiative libyenne indépendante.
Des Libyens protestent contre un accord parrainé par l’ONU pour la formation d’un gouvernement d’union nationale, le 18 décembre 2015 dans la capitale Tripoli (AFP)
La crainte de voir les négociations rivales prendre de l’ampleur n’est pas la seule raison qui a poussé l’Occident à imposer un « accord ». Il y avait aussi une peur réelle de voir l’ANL gagner véritablement la guerre. Comme l’a indiqué un responsable occidental à l’ICG, « ne pas signer et ne pas approuver l’accord aurait été une défaite majeure pour ceux qui, comme nous, défendaient un accord négocié de partage du pouvoir en tant qu’unique solution à la crise libyenne. Cela aurait signifié un échec du principe de négociation et cela aurait permis à ces gouvernements qui, tout au long de l’année 2015, plaidaient en faveur d’une action unilatérale directe en faveur de la Chambre des représentants et de son gouvernement, de proclamer leur victoire. »
Il s’agit là d’un aveu clair du fait que l’objectif de l’APL rédigé par l’Occident était de donner un coup de fouet à des milices qui s’agitaient dans tous les sens, de les renforcer et d’empêcher leur défaite face à une armée nationale unifiée qui représentait le Parlement élu.
Le problème pour les partisans de l’APL demeurait toutefois son manque de soutien de la part des acteurs libyens. Aucun des Parlements n’a approuvé l’accord. En fait, le CGN a totalement boycotté les pourparlers onusiens. En outre, les véritables puissances sur le terrain – les groupes armés qui contrôlaient réellement le territoire libyen – n’avaient pas été consultées et s’y opposaient pour la plupart.
Le plan défectueux de l’ONU
Faute de soutien pour son accord, l’ONU a simplement bricolé un groupe de membres volontaires de chaque Parlement triés sur le volet pour les faire signer le plan erroné. Ainsi, l’accord de Skhirat, tel qu’il est connu, a été signé par un groupe arbitraire de Libyens non représentatifs au Maroc le 17 décembre 2015.
« Il n’y a pas de véritable accord politique », a reconnu un haut responsable de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL). « Il s’agit d’un accord visant à soutenir ceux qui semblent dignes de confiance pour sauver le pays. » C’est-à-dire, le sauver de l’unité et de l’indépendance. Il s’agissait d’une forme pure et éhontée de colonialisme cru venue tout droit du XIXe siècle.
Faute de soutien populaire réel, lorsque le Gouvernement d’entente nationale (GEN) créé par l’APL est arrivé à Tripoli en mars 2016, il a été contraint de compter sur la protection de milices locales. Au fil du temps, ces milices sont devenues de plus en plus puissantes. Quatre d’entre elles contrôlent désormais Tripoli et opèrent dans les faits comme un cartel mafieux.
D’après les conclusions d’un rapport de l’Institut allemand des affaires internationales et de la sécurité publié en avril dernier, « le Conseil présidentiel et le GEN sont devenus une simple façade derrière laquelle les groupes armés et leurs intérêts connexes tirent les ficelles ».
En établissant un système de racket en échange de leur protection, en procédant à des enlèvements et en extorquant les banques locales pour mener un racket de devises sur le marché noir, ces milices deviennent de plus en plus riches.
Ces mêmes opportunités de richesse font toutefois de la prise de Tripoli (et du GEN) un prix de plus en plus attractif pour les autres milices du pays. Ainsi, conclut le rapport, « le cartel de milices menace de contrecarrer les efforts actuellement déployés par les Nations unies pour négocier un règlement politique plus viable et risque de provoquer un nouveau conflit majeur pour le contrôle de la capitale ». C’est exactement ce qui a éclaté le mois dernier.
Le renforcement du pouvoir des milices
Pour les puissances de l’OTAN, cependant, le GEN a atteint son objectif. Depuis sa création, la reconnaissance internationale est passée de la Chambre des représentants élue au nouveau GEN – et aux milices qui le soutiennent –, ce qui a permis aux États-Unis et au Royaume-Uni de commencer à acheminer des armes et du soutien militaire à leurs factions préférées, renforçant ainsi le pouvoir des milices tout en interrompant dans une certaine mesure la croissance de l’ANL.
Le GEN n’est absolument pas un gouvernement d’entente nationale. Il ne gouverne pas, il ne prône pas l’entente et il n’est pas national. On admettra plutôt qu’il n’a d’un gouvernement que le nom ; c’est un fardeau colonial destiné uniquement à légitimer le soutien occidental aux milices déstabilisatrices au détriment du Parlement élu et de la force unifiée la plus efficace du pays.
Il est temps pour les factions libyennes de renouer avec leurs propres négociations – et de rejeter une bonne fois pour toutes l’ingérence des puissances étrangères qui ont détruit et continuent de détruire leur pays.
Dan Glazebrook est écrivain politique et rédacteur en chef de stopstarvingyemen.org. Il est l’auteur de Divide and Ruin: The West’s Imperial Strategy in an Age of Crisis et tient un blog : danglazebrook.com.
*Source : Middle East Eye (en français)
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.