Par Marco Carnelos (revue de presse : Middle East Eye – 18/12/18)*
En raison d’une combinaison d’ingérences étrangères, de contradictions internes et des politiques aveugles de leur gouvernement, le risque d’implosion de ces deux pays ne peut être exclu. Ceci aurait un effet déstabilisateur incommensurable
Deux cauchemars planent au-dessus du Moyen-Orient et risquent de se transformer en réalités dévastatrices. L’un concerne l’Arabie saoudite, l’autre l’Égypte.
Les deux pays sont menacés d’effondrement en raison d’une combinaison d’ingérences étrangères, de contradictions internes et, par-dessus tout, des politiques aveugles de leur gouvernement. Bien que les deux pays bénéficient de la « règle Goldman Sachs » – c’est-à-dire qu’ils sont considérés comme trop importants pour faire faillite –, le risque d’implosion ne peut être exclu et cela entraînerait des conséquences déstabilisatrices incalculables.
À travers sa population considérable, mais aussi son importance religieuse et culturelle, l’Égypte demeure l’un des cœurs qui font battre le monde arabe. Sa position stratégique est renforcée par le canal de Suez, plaque tournante cruciale du commerce maritime entre l’Asie et l’Europe, ainsi que par son rôle de garant d’une paix relative avec Israël après une série de guerres israélo-arabes.
L’Arabie saoudite est un producteur majeur de pétrole à la tête d’importantes réserves, mais aussi le pays le plus important quant aux capacités de production inutilisées, lesquelles sont essentielles pour gérer les turbulences sur les marchés de l’énergie. Cette bouée de sauvetage financière pour de nombreux pays de la région et au-delà lui permet de maintenir la garde des deux lieux saints de La Mecque et de Médine.
Une répression brutale
Les chancelleries américaines, européennes et arabes, tout comme Israël, surveillent attentivement la situation dans ces deux pays. L’Égypte est confrontée à deux incendies dans son voisinage immédiat – en Libye et à Gaza – et à un autre à l’intérieur de ses frontières, dans la péninsule du Sinaï. Un autre couve dans les braises : celui de la répression interne brutale contre les Frères musulmans et les autres forces de l’opposition.
Il y a quelques années, l’Égypte était au centre des plus vives préoccupations, en particulier après l’expérience traumatisante du régime des Frères musulmans au cours du bref mandat de Mohamed Morsi. Plus récemment, l’attention s’est tournée vers l’Arabie saoudite à cause de la guerre au Yémen, de la lutte pour le pouvoir qui gangrène la famille régnante et des décisions inconsidérées des dirigeants saoudiens qui ont amené les observateurs à s’interroger sur la viabilité du pays.
Un effondrement économique et politique éventuel de l’Arabie saoudite pourrait générer une situation nettement plus grave que celle qui a été engendrée en Libye après 2011.
Récemment, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a entrepris des déplacements internationaux dans certaines capitales arabes pour limiter la casse ; son passage au sommet du G20 à Buenos Aires a également été agrémenté de séances photo et d’un échange furtif capté par les médias. Son absence prolongée du royaume a renvoyé une impression de confiance et d’emprise stable sur le pouvoir.
Cependant, bon nombre des problèmes auxquels Riyad et Le Caire sont confrontés sont en grande partie le fruit de bourdes commises par les deux pays. Le gouvernement égyptien des Frères musulmans en Égypte, qui a duré moins d’un an jusqu’au coup d’État de 2013, a déclenché des protestations populaires qui y ont brusquement mis un terme ; ainsi, était-il vraiment nécessaire pour le régime de Sissi de lancer une vague de répression brutale qui n’a même pas épargné les forces politiques laïques ?
Un dangereux précédent
Indépendamment des erreurs et de l’incompétence du gouvernement Morsi, il serait ridicule d’attribuer à son bref passage au pouvoir la responsabilité de la gouvernance désastreuse qui affecte l’Égypte depuis des décennies. Le coup d’État de 2013 a créé un dangereux précédent dont les Frères musulmans pourraient tirer des leçons importantes et troublantes pour l’avenir.
En 2012, le mouvement islamiste a obtenu son pouvoir légalement, à l’issue des élections qui ont suivi la révolte populaire de l’année précédente. Il a concouru dans l’arène politique et gagné par le biais d’un processus démocratique. La prochaine fois – si l’occasion vient à se présenter –, les Frères musulmans pourraient agir différemment et choisir de protéger leur pouvoir de manière autocratique ou pire, d’abandonner le processus démocratique et de prendre le pouvoir par la violence.
De même, Mohammed ben Salmane n’avait aucune raison d’empêtrer son pays aussi profondément dans un conflit « à l’afghane » au Yémen sans fin à l’horizon. Le bilan humain de la guerre préoccupe désormais les partisans traditionnels de la monarchie saoudienne, même s’il est regrettable que cette prise de conscience n’ait eu lieu que suite à l’assassinat de Jamal Khashoggi.
Si le prince héritier saoudien avait choisi de se concentrer davantage sur les réformes internes qu’il envisageait, qui avaient initialement suscité un vif enthousiasme, son maintien au pouvoir aurait probablement été chose bien plus aisée. La rébellion des Houthis au Yémen a été déterminée par des facteurs locaux et non externes. Le fait de leur accorder des droits négligés depuis des décennies aurait probablement désamorcé le conflit sanglant et la catastrophe humanitaire.
La guerre au Yémen n’est pas un complot iranien, mais un cadeau inattendu offert aux dirigeants de Téhéran. L’escalade maladroite des tensions orchestrée par Riyad en 2015 a donné à l’Iran une nouvelle occasion de faire des ravages dans le ventre mou de la péninsule Arabique. Des considérations similaires s’appliquent à l’utilité d’autres initiatives, telles que le blocus saoudien du Qatar et l’arrestation l’an dernier de centaines d’entrepreneurs et de plusieurs membres de la famille royale.
S’arrêter pour réfléchir
Une désescalade générale des tensions et un rejet de la mentalité à somme nulle qui hante les dirigeants du Moyen-Orient semblent plus qu’urgents. Malheureusement, les acteurs étrangers et internes actifs dans la région semblent plus enclins à doubler la mise qu’à faire preuve de retenue. On peut espérer que le prince héritier saoudien et le président égyptien se rendront compte que leur état d’esprit de bunker est contre-productif.
De même, il serait utile pour la république islamique de s’arrêter pour réfléchir. La quête de Téhéran, qui cherche à gagner partout, pourrait se révéler imprudente. Le pays et ses dirigeants risquent l’excès de confiance.
Ces dernières années, les crises qui ont touché des pays tels que la Syrie et la Libye ont considérablement nui à la région. Même l’Europe n’a pas été épargnée avec l’afflux de millions de réfugiés qui a provoqué une révolte populiste à travers le continent.
Si la Libye et la Syrie ont subi des conséquences aussi dévastatrices, d’une fragmentation à une guerre civile généralisée, ce qui pourrait être déclenché par un effondrement de l’Égypte ou de l’Arabie saoudite est absolument inimaginable.
Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et aux Nations unies. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.
*Source : Middle East Eye (édition française)