Par Paul J. Pilar (revue de presse : Les Crises – 29/1/18)*
En essayant de mobiliser l’hostilité américaine envers l’Iran, le directeur de la CIA Pompeo et d’autres responsables américains s’engagent dans le même genre de renseignements biaisés qui ont mené à l’invasion catastrophique de l’Irak, écrit l’ancien analyste de la CIA Paul R. Pillar.
Bien que personne ne sache exactement où Donald Trump a l’intention d’aller avec sa campagne de recherche d’affrontement avec l’Iran, son gouvernement a déjà établi des parallèles déconcertants avec les techniques qu’un gouvernement américain précédent avait utilisées pour vendre son déclenchement d’une guerre contre l’Irak. Parmi ces techniques, il y a le tri sélectif du renseignement, non pas pour informer les décideurs politiques ou éclairer le public, mais plutôt pour inculquer de fausses perceptions au sein du public et, par conséquent, pour obtenir l’appui d’une politique déjà choisie.
Les parallèles sont devenus remarquablement proches depuis que l’administration Trump a essayé de faire croire aux gens qu’il existe une sorte de coopération et de volonté commune entre l’Iran et Al-Qaïda. Le Président a fait cette insinuation dans son discours sur l’Iran en octobre. Le directeur de la CIA, Mike Pompeo, ordonna alors une ré-exploitation tendancieuse de documents déjà exploités, interceptés lors du raid d’Abbottabad, Pakistan, qui tua Oussama ben Laden.
Cette fois, l’objectif était de trouver un lien possible entre le groupe de ben Laden et l’Iran. Pompeo a pris l’initiative très inhabituelle de faire jeter un premier coup d’œil sur les documents sélectionnés à une organisation de lobbying : la Fondation pour la Défense des Démocraties (FDD), leader du projet pour mettre fin à l’accord qui limite le programme nucléaire iranien.
Le FDD a dûment fait sa part dans ces insinuations en mettant en avant un document unique qu’il a présenté comme suggérant une sorte d’assistance iranienne à Al-Qaïda. En dépit du fait que les documents d’Abbottabad, en ce qui concerne l’Iran, insistent sur le fait que Téhéran était en conflit, et non en coopération, avec Al-Qaïda. C’est le jugement des experts qui suivent de près le groupe terroriste.
Même le document que le FDD a mis en avant ne disait pas ce que ceux qui le citaient soutenaient ce qu’il disait. Il ne contenait aucune preuve d’une quelconque assistance iranienne à Al-Qaïda.
Toute cette tentative de manipuler les perceptions du public a été remarquablement similaire aux efforts des promoteurs de la guerre en Irak pour utiliser n’importe quelles miettes qu’ils avaient pu trouver pour suggérer qu’il y avait, selon les mots de George W. Bush, une « alliance » entre le régime irakien et Al-Qaïda qui n’ a jamais existé.
Plus de sélection
À présent, Colum Lynch et Dan De Luce, de Foreign Policy, rapportent que la Maison-Blanche, dans le dernier épisode de la campagne de tri sélectif, « insiste pour déclassifier les renseignements qui lient l’Iran aux attaques de missiles balistiques à courte portée des insurgés yéménites contre l’Arabie Saoudite ».
Nous devons être extrêmement attentifs aux motivations et à la réalité qui se cachent derrière tout ce qui émane de cette tentative de manipuler les perceptions du public.
Imaginez que, dans un univers parallèle où Donald Trump n’habiterait pas, la Maison-Blanche essayerait sincèrement d’aider le public à comprendre n’importe quel problème de politique étrangère en cause. Le problème dans ce cas-ci est la guerre civile yéménite, qui a pris naissance dans le mécontentement des tribus du Nord quant à la manière dont leurs intérêts ont été traités par le gouvernement central. L’éducation du public ferait remarquer que l’intervention à grande échelle menée par l’Arabie saoudite – qui a une longue histoire de conflit avec le Yémen et de préoccupations démographiques et sécuritaires à son sujet – a transformé la guerre civile en un carnage plus grand. Une attaque aérienne de l’Arabie saoudite et de son allié les Émirats arabes unis, conjuguée à un blocus imposé par les Saoudiens, a transformé le Yémen en une catastrophe humanitaire.
Pendant ce temps, une partie de l’aide iranienne aurait été acheminée de l’Iran à la principale tribu du nord, connue sous le nom de Houthis. Selon toute vraisemblance, l’impact physique de ces aides est mineur par rapport à l’offensive militaire saoudienne. La leçon pour le public pourrait faire remarquer que les Houthis ont été parmi les plus farouches adversaires de la branche d’Al-Qaïda au Yémen. On pourrait également noter que les Houthis ont été alliés pendant la plus grande partie de la guerre avec l’ancien président Ali Abdullah Saleh, qui pendant plus de trois décennies au pouvoir est devenu connu comme l’homme de l’Amérique au Yémen.
La guerre aérienne saoudienne a dévasté le Yémen. Est-il surprenant que ceux qui sont actuellement au pouvoir dans la capitale yéménite de Sana (c’est-à-dire la coalition dirigée par les Houthis) tentent de tirer quelques coups de feu contre l’Arabie saoudite en guise de réponse ? Devrions-nous même condamner cet essai de riposte, plus que les frappes beaucoup plus importantes dans l’autre sens ?
Les efforts de l’administration Trump pour mettre en évidence cette facette d’une guerre beaucoup plus vaste servent deux de ses objectifs. L’une d’elles est de poursuivre sa campagne globale visant à rejeter sur l’Iran la responsabilité de tout désordre au Moyen-Orient. L’autre est de détourner le plus d’attention possible du soutien indéfendable des États-Unis (qui a commencé sous le gouvernement précédent) à l’offensive saoudienne contre le Yémen. Pendant ce temps, la sélection d’informations donne au public une fausse impression de ce qu’est la guerre au Yémen et de ce qui lui a fait prendre la forme qu’elle a.
Lynch et De Luce rapportent que les efforts déployés par la Maison Blanche deTrump pour rendre publics des renseignements triés sur le volet concernant les missiles houthis ont pour but d’influencer non seulement un auditoire national, mais aussi l’opinion des Nations Unies. Voici un autre parallèle avec la vente de la guerre en Irak. Spécifiquement, il évoque la présentation faite au Conseil de sécurité en février 2003 par le secrétaire d’État Colin Powell, qui – contrairement à son propre jugement et contrairement à celui de la communauté américaine du renseignement – a exposé quelques miettes visant à persuader les gens que l’alliance inexistante entre l’Irak et Al-Qaïda existait réellement.
Une telle utilisation abusive du renseignement signifie que la politique étrangère est menée sur la base de prémisses gravement erronées. Le travail de vente au public ne fait qu’aggraver l’incompréhension, à la fois parce que les malentendus sont infusés dans un public plus large et parce que les vendeurs fortement engagés dans leur cause – comme ce fut le cas avec les principaux promoteurs de la guerre en Irak – en viennent à croire leur propre propagande.
L’usage abusif représente également une subversion du bon fonctionnement des services des agences de renseignement. Le renseignement est supposé informer les décideurs politiques pour les aider à prendre des décisions qu’ils n’ont pas encore prises. Les agences n’existent pas pour être des outils pour vendre publiquement la politique qui a déjà été décidée.
L’administration Trump n’est pas la première à commettre un tel abus, mais l’abus correspond à la façon dont Trump a traité d’autres ministères et organismes gouvernementaux. Cette façon de faire, caractérisée par de nombreuses nominations à des postes de haut niveau à la façon du «renard dans le poulailler », consiste à détourner plutôt qu’ à exécuter la mission des agences.
Paul R. Pillar, au cours de ses 28 années à la Central Intelligence Agency, est devenu l’un des meilleurs analystes de l’agence.
*Source: Les Crises
Version originale : Paul R. Pillar, Consortium News, 02-12-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.