Par Gilles Munier (Afrique Asie – mai 2014)*
En Arabie, le mythe créé autour de Lawrence et les malheurs du chérif Hussein manipulé par l’Intelligence Service, ont fait passer à l’arrière-plan le rôle du gouvernement des Indes britanniques et de St John « Abdallah » Philby dans l’arrivée des wahhabites au pouvoir.
En Occident, à la fin du 19ème siècle, tout ce qui se tramait en Arabie et dans le Golfe était disséqué par les services secrets du Raj, le gouvernement des Indes britanniques. La construction de la ligne de chemin de fer Berlin-Bagdad, par exemple, était perçue comme une menace pour les intérêts anglais dans la région. Une expédition militaire allemano-turque pour chasser les Britanniques d’Inde était un scénario pris très au sérieux. Afin de parer à la menace, Londres estima urgent de renforcer sa présence au Koweït et dans la péninsule arabique. L’Intelligence Service et l’India Office y auront bientôt trois fers au feu : Moubarak al-Sabah, émir du Koweït, le chérif Hussein de la Mecque et Abdulaziz Ibn Saoud, descendant direct de Mohammad Ibn Saoud, fondateur du royaume wahhabite du Nedj.
En 1896, de retour de Bombay où ses amis de l’India Office lui avait promis un grand avenir, Moubarak s’était emparé du pouvoir après avoir étranglé dans son sommeil Muhammad son demi-frère qui dirigeait l’émirat. Pour se dégager de l’emprise ottomane – Koweït dépendait de la willaya de Bassora - il lui fallait obtenir la protection du gouvernement des Indes et surtout neutraliser Ibn Rachid, puissant émir de Haïl, qui n’attendait qu’une occasion pour l’attaquer. Il y parvint en signant un traité de protection secret avec le Raj et en aidant Abdelaziz Ibn Saoud – avec qui il s’était lié d’amitié et qu’il avait introduit dans les cercles impérialistes anglais - à reprendre le pouvoir à Ryad.
Armes et logistique anglaises
La meilleure défense étant l’attaque, fin 1900, Moubarak s’estima assez fort pour monter une expédition militaire contre Haïl. Les armes et la logistique étaient anglaises. Abdulaziz devait au passage appeler les habitants de Ryad à se libérer des Al-Rachid. Echec sur toute la ligne : les Britanniques durent envoyer trois navires de guerre défendre Koweït menacé par la contre-attaque d’Ibn Rachid…
Ibn Saoud qui ne manquait pas de courage tenta alors le tout pour le tout. Il s’enfonça dans le désert avec une quarantaine de membres de son clan. Le 15 janvier 1902, il s’introduit secrètement dans Ryad et en prit le contrôle. Il rétablit aussitôt l’alliance qu’avaient les wahhabites avec sa famille, tandis que son père Abdulrahmane - sur les conseils du prudent Moubarak - demandait discrètement au Raj de protéger Ryad et assurait la Sublime Porte de sa loyauté !
En avril 1906, après avoir tué Ibn Rachid, Abdulaziz se sentait en mesure de conquérir le Hedjaz, occupé par ses ancêtres un siècle plus tôt. Pas évident, car là-bas Londres lui préférait Hussein Ibn Ali, chérif de La Mecque. En 1910, l’India Office - le Bureau de l’Inde - qui avait une perception plus fine de la situation en Arabie expédia le capitaine William Shakespear pour sonder le maître du Nedj. L’agent britannique, du même âge qu’Ibn Saoud, parlait le dialecte local. Il en résulta une sincère amitié entre les deux hommes et l’octroi d’une aide en armes et livres sterling pour le faire patienter. Shakespear confirma à ses supérieurs qu’Abdulaziz était un ami de la couronne britannique, ajoutant qu’il était d’envergure à diriger une « Arabie indépendante ».
Perfide Albion !
La politique britannique en Arabie se fit plus agressive avec le déclenchement de la Première guerre mondiale. Shakespear transmit en Inde une demande d’assistance au roi du Nedj, mais fut tué en juillet 1915 lors d’une bataille entre les Ikwans wahhabites et la tribu Al-Rachid à laquelle il assistait de loin en uniforme anglais. Finalement en décembre 1915, le Raj s’engagea par traité à protéger Ibn Saoud contre toute agression et reconnu son autorité et celle de ses successeurs sur le Nedj, le Hassa, Qatif et Jubail. Un millier de fusils lui furent immédiatement livrés, avec 200 000 cartouches et 20 000 livres sterling (1). Pratiquement à la même date, Sir Mark Sykes créait l’Arab Bureau où Lawrence était chargé d’aider le chérif de La Mecque à constituer un « Grand royaume arabe »… quatre mois avant la signature de l’Accord Sykes-Picot qui partageait le dit royaume entre les grandes puissances du moment… Perfide Albion !
Après la mort de Shakespear, le Raj délégua auprès d’Ibn Saoud un de ses meilleurs agents : St John Philby qui arriva à Ryad avec 10 000 livres sterling, le double de la rente octroyée annuellement au roi par Londres.
Philby, républicain dans l’âme qui détestait l’establishment britannique, allait jouer en Arabie son va-tout. Bien que n’en ayant pas été mandaté par ses supérieurs, il promit à Ibn Saoud d’en faire le chef de l’Arabie. Il finançait ses expéditions contre Haïl et tentait de convaincre Londres qu’il valait mieux soutenir le roi du Nedj qu’Hussein. Peine perdue… Lawrence et l’Arab Bureau du Caire avaient l’oreille des dirigeants londoniens. Le Foreign Office ne prit les opinions de Philby au sérieux qu’en 1919 lorsque les Ikhwans attaquèrent l’oasis de Khurma, obligeant Abdallah, fils du Chérif de La Mecque, à s’enfuir en chemise de nuit !
On connait la fin de l’histoire. Hussein qui avait eu le tort d’annoncer vouloir être calife fut relégué au rayon des accessoires. Il passe pour un agent anglais alors qu’Abdelaziz Ibn Saoud, candidat de l’India Office, échappe à la qualification. Et pourtant… Débarrassé définitivement des Al-Rachid par la prise de Haïl en 1921, le roi du Nedj prit La Mecque en 1924 grâce aux armes livrées par Philby, se proclama roi du Hedjaz en 1926, puis roi d’Arabie. Mis sur la touche, St John Philby se convertit à l’islam sous le nom d’Abdallah et entra au Conseil privé du roi. Volant de ses propres ailes, il régla ses comptes avec l’establisment britannique - qui l’avait fait incarcérer en 1940 en raison de supposées sympathies nazies - en introduisant en Arabie la première compagnie pétrolière américaine et l’OSS, ancêtre de la CIA.
Nota (AFI-Flash) :
St John Philby est mort à Beyrouth en 1960 au retour d’un voyage organisé en URSS par son fils Kim, agent secret du KGB alors correspondant de l’hebdomadaire londonien The Observer. Son concurrent Thomas Edward Lawrence - dit d’Arabie - était mort dans un « banal » accident de moto en 1935. On le disait favorable à une alliance avec Hitler et Mussolini contre le communisme.
(1) Environ 990 000 euros d’aujourd’hui
Photos: Le jeune Abdulaziz Ibn Saoud
* Afrique Asie : http://www.wobook.com/WBD84sk8tN2f-f
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Dans cet ouvrage, Gilles Munier brosse les portraits des agents secrets de Napoléon et de l'Intelligence Service, du Kaiser Guillaume II et d'Adolf Hitler, du groupe Stern, de la CIA et du Mossad. On y croise Thomas Lawrence (Hedjaz, en Arabie), Gertrude Bell (Irak), St John Philby (Nedj, en Arabie), Wilhelm Wassmuss (Perse), Kermit Roosevelt (Iran); mais aussi des figures moins connues comme Sidney Reilly (URSS), William Shakespeàr (Nedj, en Arabie), Fritz Grobba (Irak), Werner Otto von Hentig (Afghanistan), John Heppler (Egypte), Freya Stark (Aden et Irak) - Marguerite d'Andurain (Syrie) ou encore Conrad Kilian (Fezzan, en Libye).
Ed. Encre d’Orient (2ème édition, 2011 - 251 p - 21 euros)