Interview de Gilles Munier par Oumma.com (24/2/11) :
http://oumma.com/Ou-va-l-Egypte-Ou-va-la-Nation
Comment voyez-vous l’évolution politique en Egypte après le départ de Mourarak?
La question que tous les amis du peuple égyptien se posent est de savoir si le Conseil suprême des forces armées tiendra ses engagements jusqu’au bout. Le passé du maréchal Muhammad Hussein Tantaoui, 75 ans, qui le dirige, ne plaide pas en faveur du changement. Il a été nommé ministre de la Défense après sa participation, comme chef d’Etat-major, à la guerre du Golfe de 1991 aux côtés des Américains, et est un des principaux soutiens d’Israël au sein des forces armées égyptiennes. Au début du soulèvement, il était à Washington pour élaborer, avec ses officiers, des scénarii permettant de canaliser la colère populaire. De retour au Caire, il est resté en contact téléphonique, pendant toute le crise, avec son « ami » Robert Gates, chef du Pentagone et ancien directeur de la CIA. Quels plans ont-ils échafaudés ensemble ? On sera vite fixé. L’avenir dira si les Egyptiens acceptent les modifications de la constitution qui seront proposées, si les élections annoncées seront libres et si les médias paraîtront, sans crainte d’être censurés. Attendons la suite des événements, mais il y a de quoi être pessimiste à court terme.
Qui est le véritable Omar Souleiman ?
En Egypte, Omar Souleiman est détesté. Il a sur les mains le sang de milliers d’opposants morts sous la torture. Il était « l’homme clé de la CIA» en Egypte, chargé d’interroger les suspects kidnappéspar l’agence américaine dans le monde. En tant que chef de l’EGIS – le principal service secret égyptien - il mettait, comme on dit, « la main à la pâte ». Par exemple, il a torturé personnellement Mamdouh Habib, de nationalité australienne, arrêté au Pakistan en 2001. Dans son livre My Story: The Tale of a Terrorist Who Wasn't, le supplicié, enfermé dans une prison secrète de la CIA en Egypte, affirme l’avoir reconnu et raconte qu’il a été « électrocuté, noyé, et pendu à des crochets métalliques ».
Omar Souleiman a également interrogé Ibn al-Sheikh Al-Libi, un proche d’Oussama Ben Laden, livré lui aussi par la CIA. Un rapport du Sénat américain rapporte qu’Ibn al-Sheikh Al-Libi était enfermé dans une cage et battu. A l’époque, les Etats-Unis avaient besoin de « preuves » de relations entre Saddam Hussein et Oussama ben Laden, pour justifier l’invasion de l’Irak. Le militant ayant « avoué », sous la torture, cela a permis à Colin Powell de déclarer aux Nations unies, en février 2003, que des membres d’Al-Qaïda avaient été entraînés en Irak à l’utilisation d’armes chimiques et biologiques. Expulsé et incarcéré ensuite en Libye, son pays d’origine, Ibn al-Sheikh s’est « suicidé » dans sa cellule, en mai 2009, au cours d’un séjour effectué par Souleiman à Tripoli.
Le 9 février dernier, le quotidien israélien Yediot Aharonot, présentait Omar Souleiman comme « l’homme de la stabilité ». C’est un des artisans du blocus de Gaza. Il faisait la chasse aux Palestiniens soupçonnés de sympathie pour le Hamas.
Voilà succinctement qui est Omar Souleiman. Le Conseil suprême des forces armées l’a mis sur la touche. Tant mieux. Les Egyptiens l’ont échappé bel : un télégramme diplomatique américain datant de mai 2007, révélé par WikiLeaks, en faisait le successeur idéal d’Hosni Moubarak ; un autre, datant de 2008, le candidat préféré d’Israël. J’espère que ce tortionnaire sera jugé, un jour, pour ses crimes.
Quel est le niveau d'intervention des Etats-Unis dans les évènements actuels en Egypte?
Les Etats-Unis interviennent en Egypte à tous les niveaux depuis que le Président Anouar al-Sadate, en 1976, a expulsé les conseillers soviétiques qui s’y trouvaient. Ils étaient donc bien placés pour savoir qu’un jour ou l’autre le peuple se révolterait contre le régime qui leur était imposé, et ils s’y préparaient. Des cyber-dissidents égyptiens, inspirés par le succès de la « révolution du jasmin » en Tunisie, formés aux Etats-Unis dans le cadre du projet « Nouveau Moyen-Orient » – copie du « Grand Moyen-Orient » de George W. Bush, version Barack Obama - ont déclenché, via Facebook, un soulèvement qui se serait produit un jour, inévitablement. Devant l’ampleur des remises en cause suscitées, qui n’avait plus rien à voir avec les rêveries naïves de ceux qui les avaient provoquées, Obama a dépêché d’urgence au Caire son conseiller Frank Wisner (apparenté à Nicolas Sarkozy). Sa mission : faire en sorte que « tout change pour que rien ne change » ! On connaît la suite. Au cas où le Conseil suprême des forces armées trahirait la confiance du peuple égyptien, de nouveaux troubles sont à prévoir, plus graves. Il ne resterait alors qu’à espérer l’irruption sur la scène politique, comme en 1952, de nouveaux « officiers libres ».
Quel sera l’impact des relations avec Israël en cas de démocratisation réelle de l’Egypte ?
Dans leur écrasante majorité, les Egyptiens soutiennent la lutte du peuple palestinien et considèrent que le blocus de Gaza est un crime. Le 9 février, au dîner annuel du Crif, l’instance dite représentative de la communauté juive de France, Nicolas Sarkozy a déclaré que les manifestants égyptiens n'ont pas crié « A bas l'Occident », « A bas l'Amérique », ou « A bas Israël ». C’est faux. Les objectifs des caméras de télévision étaient simplement tournés dans une autre direction ! C’est bien de parler de liberté des médias en Egypte… Mais, il serait bon de s’interroger aussi sur la marge de manœuvre laissée aux journalistes français pour commenter les événements à l’étranger, et sur le traitement de l’information Made in Occident en général.
En cas de démocratisation réelle de l’Egypte, si Israël refuse toujours de décoloniser les territoires arabes occupés, le Traité de paix israélo-égyptien de 1979 sera remis en cause, et les régimes arabes qui entretiennent des relations, discrètes ou non, avec l’Etat dit hébreu seront sur la sellette. La « paix » a permis à Israël d’attaquer le Liban et Gaza, sans craindre l’ouverture d’un front sur sa frontière avec l’Egypte. La remise en cause du traité marquera la fin de la paralysie arabe sur la question palestinienne et face à l’annexion du Golan syrien.
Que pensez-vous de la menace islamiste en Egypte brandie par l’Occident ?
Il n’y a pas de « menace islamiste » en Egypte, même s’il existe comme partout des extrémistes religieux. L’islam n’est pas, par nature, une menace. La soi-disant menace islamiste est une invention néo-conservatrice américaine pour maintenir la présence des Etats-Unis dans la région, en particulier dans les pays qui professent un nationalisme arabe dévoyé. Elle est agitée au gré des intérêts américains. Sinon, comment expliquer que Washington ne s’est jamais aventuré à donner des conseils de bonne gouvernance à la famille Saoud d’Arabie, et que les Etats-Unis ont installé à Bagdad un régime confessionnel chiite pro-iranien.
La Confrérie des Frères musulmans n’a rien à voir avec la caricature véhiculée par les médias occidentaux. Le mouvement n’est pas figé, il évolue avec son temps. On peut ne pas être d’accord avec son programme, la combattre politiquement, mais au nom de quoi l’interdire ? Certainement pas de la démocratie. A moins d’être trahie, la révolution égyptienne devrait également permettre aux progressistes et aux nationalistes arabes, nassériens ou baasistes, de se régénérer.
Hier la Tunisie, aujourd’hui l’Egypte, quels sont les autres pays qui risquent d’être affectés par une contestation populaire ?
La jeunesse arabe ne supporte plus les vieilles badernes qui s’accrochent au pouvoir, s’enrichissent sur le dos du peuple, bradent les richesses de leur pays. Le protectorat américain sur le monde arabe, établi progressivement depuis la Seconde guerre mondiale, a eu pour conséquence un immobilisme politique et social étouffant. Tous les pays arabes, sans exception, à commencer par ceux liés à l’Occident, seront ou sont affectés, à des degrés divers, par une contestation populaire. Je ne crois pas à la théorie des dominos, certains dirigeants arabes tiendront en échec les tentatives de changement, mais pour combien de temps et, surtout, à quel prix ?
Vous êtes un spécialiste reconnu de l’Irak. Les bouleversements politiques en Egypte auront-ils également une influence sur la situation en Irak ?
Ils ont d’ores et déjà une influence en Irak. Qui sait que le 4 février, des milliers d’Irakiens en colère se sont dirigés vers la Zone verte aux cris de : « A bas le parlement », « A bas le gouvernement» ? Depuis, la contestation populaire s’est étendue à plusieurs villes. A Kut, le 16 février, les manifestants ont incendié le siége de l’administration provinciale. Bilan : trois morts, une trentaine de blessés. Le 17 février, à Soulinaniya, un millier de manifestants ont attaqué le siège du Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, le président de la région. La police a ouvert le feu. Bilan : un mort et 35 blessés par balles.
Les Irakiens accusent les dirigeants actuels de corruption. Ils réclament la démission du gouvernement, incapable, depuis huit ans, de rétablir l’eau et l’électricité, d’assurer les soins médicaux pour tous, de résorber le chômage, alors que le pétrole coule à flot. Le régime de Bagdad réprime, persuadé que le parti Baas clandestin d’Izzat Ibrahim al-Douri ou le mouvement de Moqtada al-Sadr attisent les mécontentements. Comment se fait-il que les médias occidentaux se taisent, à quelques exceptions près, sur ce qui se passe en Irak ?
(propos recueillies le 18/2/11)